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Soudain, je me suis senti très mal.

Comme si je venais de sortir d’un labyrinthe après de longs mois d’errance. Pour aboutir devant l’entrée de nouvelles catacombes.

Je n’ai pu prendre Olga en tête à tête qu’au bout de deux heures. Les réjouissances – Svetlana avait beau les qualifier d’artificielles – battaient leur plein et s’étaient déplacées dans la cour. Semion, posté près du barbecue, distribuait les brochettes. Celles-ci atteignaient le degré de cuisson voulu avec une rapidité qui n’avait rien de naturel. Deux caisses de vin étaient posées à l’ombre.

Olga était en train de bavarder avec Ilya, une brochette dans une main et un verre de vin dans l’autre. C’était dommage d’interrompre cette charmante idylle, mais…

— Olga, il faut que je te parle, ai-je dit en m’approchant.

Svetlana était avec Tigron, les deux jeunes femmes discutaient avec animation du traditionnel carnaval du nouvel an, organisé chaque année par le Contrôle. Elles avaient commencé par évoquer la canicule, puis leur conversation avait dévié, obéissant à une logique purement féminine. Le moment était bien choisi.

— Désolé, Ilya, a dit Olga. Nous en reparlerons, d’accord ? Ton point de vue sur l’éclatement de l’Union soviétique m’intéresse. Bien que tu aies tort…

Ilya s’est éloigné avec un sourire victorieux, et Olga a poursuivi sur le même ton :

— Vas-y, Anton, pose-moi ta question.

— Tu la connais déjà ?

— Je la devine.

J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait personne à proximité. Le bref apogée du pique-nique – quand on a encore envie de boire et de manger sans ressentir de lourdeur dans la tête ni dans l’estomac – se prolongeait.

— Que va-t-il arriver à Svetlana ?

— L’avenir est difficile à déchiffrer. Quant à l’avenir des Grands mages…

Je l’ai regardée dans les yeux.

— N’essaye pas de te défiler. Nous avons fait équipe, souviens-toi. Nous avons travaillé à deux, à l’époque où tu étais punie, et privée de tout, même de ton corps. Et punie à juste titre.

Olga a blêmi.

— Que sais-tu de ma faute ?

— Tout.

— Comment l’as-tu appris ?

— Tu oublies que je travaille avec les bases de données.

— Tu n’as pas un code d’accès suffisant. Mon histoire n’a jamais figuré dans les archives informatisées.

— Il y a des données indirectes, Olga. As-tu déjà observé des cercles concentriques sur l’eau ? La pierre peut être depuis longtemps au fond et se couvrir de vase, tandis que les cercles continuent encore de s’élargir. D’éroder les falaises, de déposer de l’écume et des détritus sur les berges, de provoquer des naufrages… si la pierre est assez grosse. Et la tienne était énorme. Disons que je suis resté longtemps sur la rive, à observer les vagues et les mouvements alluvionnaires.

— Tu bluffes.

— Non. Olga, que va-t-il arriver à Svetlana ? Quelle étape de sa formation aborde-t-elle en ce moment ?

Elle m’a regardé, oubliant sa brochette qui refroidissait et son verre à moitié plein. J’ai enfoncé le clou :

— Toi aussi, tu as dû en passer par là ?

— Oui, a-t-elle reconnu. Mais on m’a préparée de manière plus progressive.

— Pourquoi tant de hâte avec Svetlana ?

— Personne ne s’attendait à la naissance d’une autre Grande magicienne au cours de ce siècle. Guesser a dû improviser et réviser ses plans.

— C’est pour cette raison qu’on t’a rendu ton corps ? Pas seulement en remerciement du travail accompli ?

Une lueur de colère est passée dans ses yeux.

— Pourquoi me tourmenter avec tes questions, si tu as déjà tout compris ?

— Tu supervises sa formation, en te basant sur ta propre expérience ?

— Oui ? Tu es content ?

— Olga, nous sommes du même côté de la barricade…

— Alors arrête de mettre des bâtons dans les roues à tes compagnons d’armes.

— Quel est votre but ? Que voulais-tu faire que tu as raté ? Qu’est censée accomplir Svetlana ?

Elle a semblé réellement stupéfaite.

— Tu… Anton, tu bluffais donc !

Je n’ai pas répondu.

— Tu ne sais rien. Des cercles sur l’eau… Tu ne sais même pas de quel côté regarder pour les voir.

— Supposons. Mais j’ai tout de même deviné l’essentiel ?

Olga me dévisageait en se mordillant les lèvres.

— Oui, a-t-elle enfin lâché. A question directe réponse directe. Mais je n’ai pas l’intention de t’expliquer quoi que ce soit. Tu ne dois pas savoir. Cela ne te concerne pas.

— Tu te trompes.

— Aucun de nous ne veut le moindre mal à Sveta. C’est clair ?

— Nous sommes incapables de vouloir le mal. Mais notre bien est parfois impossible à distinguer du mal.

— Anton, il est temps de clore cette conversation. Je n’ai pas le droit de te répondre. Et nous n’allons pas gâcher ces vacances inattendues.

— Inattendues ? À quel point sont-elles vraiment inattendues ?

Elle s’était reprise et son visage est demeuré impénétrable. Trop impénétrable pour une question aussi simple.

— Tu en sais déjà trop, a-t-elle déclaré d’une voix qui avait retrouvé son autorité.

— Olga, on ne nous a jamais laissés partir en congé en même temps. Même pour une journée. Pourquoi Guesser a-t-il fait quitter la ville à tous nos agents ?

— Pas tous.

— Polina Vassilievna et Andreï n’entrent pas en ligne de compte. Tu sais parfaitement qu’ils ne travaillent pas sur le terrain. Il n’y a plus une seule Sentinelle dans tout Moscou pour monter la garde !

— Les Sombres aussi se reposent.

— Ce n’est pas une raison.

— Anton, ça suffit.

Il était clair que je n’en tirerais plus rien.

— Bon, ça va, j’ai compris. Il y a six mois nous étions égaux… Même si c’était purement fortuit. Aujourd’hui, ce n’est visiblement plus le cas. Désolé. Ce problème ne me regarde pas. Ce n’est pas de ma compétence.

Olga a hoché la tête. C’était tellement inattendu que je n’en ai pas cru mes yeux.

— Enfin, tu as compris.

Se moquait-elle ? Ou pensait-elle réellement que j’avais décidé de ne me mêler de rien ?

— Au fond, je suis quelqu’un de très raisonnable, ai-je répliqué.

J’ai tourné la tête. Svetlana était en train de bavarder avec Anatoli.

— Tu ne m’en veux pas ? a demandé Olga.

J’ai souri en effleurant sa main et je suis rentré à l’intérieur.

J’éprouvais le besoin de faire quelque chose. Aussi intense que si j’avais été un djinn sorti de sa bouteille après mille ans d’enfermement. N’importe quoi : bâtir des palais, détruire des villes, programmer en basic ou broder au point de croix.

J’ai ouvert la porte sans la toucher, à travers la Pénombre. J’ignore pourquoi. J’accomplis rarement ce genre de tour, sauf exceptionnellement, quand j’ai beaucoup bu ou quand je suis très en colère. Et je n’étais pas encore ivre.

Il n’y avait personne dans le salon. A quoi bon rester enfermé quand des brochettes chaudes, du vin frais et une quantité amplement suffisante de chaises longues t’attendent dehors ?

Je me suis affalé dans un fauteuil. J’ai pris sur la table basse mon verre – ou celui de Svetlana – et je l’ai rempli de cognac que j’ai vidé d’un trait, comme s’il ne s’agissait pas d’un vieux cru de quinze ans d’âge mais de vodka bon marché. Je l’ai rempli à nouveau.