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— On est bien ici. Tu viens souvent ?

— Ça dépend.

— Je devine que non. Tu multiplies les tours de garde, tu te jettes à corps perdu dans toutes les batailles…

— Tel est mon destin.

— Oui, tu as raison. Je ne sais pas ce que j’ai aujourd’hui. Je raconte n’importe quoi. La fatigue, sans doute.

Tigron m’a dévisagé avec une certaine défiance, surprise de me voir capituler si rapidement.

— Il faut que je boive, ai-je ajouté. Que je prenne une bonne cuite tout seul dans un coin, que je m’endorme sous la table et que je me réveille avec un bon mal de crâne. Après, je me sentirai beaucoup mieux.

— Eh bien, vas-y, a-t-elle dit, avec cependant une note d’inquiétude. C’est pour ça que nous sommes là… Le bar est ouvert, sers-toi. Ou joins-toi aux autres. Ou si tu veux, je peux te tenir compagnie.

— Non, je préfère boire seul, ai-je répondu en tapotant la bouteille pansue. De la manière la plus abjecte, sans rien manger avec et sans amis. Jette un œil quand vous irez vous baigner, au cas où je serais encore en état de me déplacer.

— Compris.

Elle a souri et m’a laissé seul, à moins de compter la bouteille de cognac d’Arménie comme une compagne à part entière.

Une bien brave fille, Tigron. Ils sont tous bons et braves, mes collègues du Contrôle de la Nuit. J’ai plaisir à entendre leurs voix à travers la musique des Queen. Avec certains, j’ai de meilleures relations qu’avec d’autres. Mais je n’ai pas et n’aurai jamais d’ennemis parmi eux. Nous marcherons toujours ensemble. Chez nous, quand on perd un ami, c’est pour une seule raison…

Mais pourquoi en ce cas suis-je mécontent de ce qui arrive ? Moi seul. Olga et Tigron approuvent le chef ; et les autres aussi, si je leur pose la question, seront du même avis.

Aurais-je vraiment perdu mon objectivité ?

Sans doute.

J’ai bu une gorgée et j’ai regardé à travers la Pénombre, cherchant les faibles étincelles d’une vie étrangère, dépourvue de raison.

Il y avait trois moustiques dans la pièce, deux mouches dans un coin et une araignée près du plafond.

J’ai remué les doigts pour modeler une minuscule boule de feu de deux millimètres de diamètre. J’ai visé l’araignée : pour commencer, mieux valait une cible immobile.

Il n’y avait rien d’amoral dans ma conduite. Nous ne sommes pas bouddhistes ; en Russie, la majorité des Autres ne le sont pas. Nous mangeons de la viande, nous tuons des mouches et des moustiques, nous exterminons les cafards : à moins de prendre la peine d’assimiler de nouveaux sorts de répulsion chaque mois, les insectes s’immunisent très vite contre la magie.

Rien d’amoral. C’était juste un peu ridicule. « Combattre un moustique avec des boules de feu », c’est une expression dont nous usons souvent. La distraction préférée des enfants de tous âges qui étudient au Contrôle. Les Sombres en font certainement autant, mais je suppose qu’ils ne voient guère de différence entre une mouche et un moineau, entre un moustique et un chien.

J’ai grillé l’araignée du premier coup. Les moustiques somnolents ne m’ont pas donné grand mal non plus.

J’ai célébré chaque victoire d’un verre de cognac, en trinquant avec la bouteille. Puis je me suis attaqué aux mouches. Soit que le taux d’alcool dans mon sang dépassât le niveau critique, soit que les mouches fussent plus sensibles à l’approche du danger, la première n’a péri qu’au quatrième tir. Mais au moins, j’ai su éteindre mes projectiles à temps. J’ai touché la seconde à la sixième tentative, après avoir expédié deux décharges dans la vitrine.

— Ce n’est pas bien du tout, ai-je constaté en finissant la bouteille. Quand je me suis levé, la pièce a oscillé. Je me suis approché de la vitrine où étaient exposées des épées sur fond de velours noir. A vue d’œil, des armes allemandes du XVe ou XVIe siècle. Elles n’étaient pas éclairées, et je n’ai pas cherché à préciser leur âge. La vitrine était percée de deux trous, mais les épées étaient intactes.

J’ai réfléchi quelques minutes au moyen de réparer les dégâts et je n’ai rien trouvé de mieux que de remettre en place le verre dispersé en fragments microscopiques à travers la pièce. Dématérialiser la vitrine pour la reconstituer intacte m’aurait coûté bien moins d’énergie.

J’ai inspecté le bar. Je n’avais plus envie de cognac. Une petite bouteille de liqueur mexicaine au café m’a paru un bon compromis entre le désir de boire et celui de me remettre les idées en place. Café et alcool dans le même flacon.

Me retournant, j’ai découvert Semion installé dans mon fauteuil.

— Tout le monde est parti au lac, a-t-il annoncé.

— J’arrive, ai-je promis, dans un instant.

— Pose cette bouteille, a conseillé Semion.

— Pourquoi ?

Je l’ai tout de même posée. Semion m’a regardé fixement dans les yeux. Mon champ de protection n’a pas fonctionné et, quand j’ai compris, il était trop tard. J’ai essayé de détourner le regard, mais sans succès.

— Salaud, ai-je soufflé en me pliant en deux.

— Au fond du couloir à droite, m’a crié Semion, tandis que son regard continuait à me vriller par-derrière.

J’ai atteint les toilettes à temps. Mon tortionnaire m’a rejoint cinq minutes plus tard.

— Ça va mieux ?

— Oui, ai-je répondu, le souffle court. Je me suis relevé et j’ai fourré la tête dans le lavabo. Semion a ouvert le robinet et m’a tapoté le dos.

— Détends-toi. Nous avons commencé par les remèdes de bonne femme, mais…

Une vague de chaleur m’a parcouru. J’ai gémi. Mon esprit était déjà clair, mais là, j’ai senti les dernières bribes d’ivresse me quitter.

— Que fais-tu ? ai-je seulement demandé.

— Je viens en aide à ton foie. Bois un peu d’eau, ça t’aidera.

Effectivement, je me suis senti mieux.

Cinq minutes plus tard, je sortais des toilettes, le visage rouge, trempé d’eau et de sueur, mais totalement sobre. Et même en état de défendre mes droits.

— Pourquoi as-tu fait ça ? Je voulais me soûler et je me suis soûlé.

Semion a secoué la tête avec reproche.

— Ah, ces jeunes… Tu voulais te soûler ? Qui se soûle au cognac ? De surcroît après avoir bu du vin, et à une telle vitesse : un demi-litre en une demi-heure… Un jour, je me souviens, Sacha Kouprine et moi on a décidé de se soûler…

— Quel Kouprine ?

— Alexandre Kouprine, l’écrivain. Sauf qu’à l’époque il n’écrivait pas encore. Et nous nous sommes soûlés bien gentiment, dans les règles de l’art, avec danses sur la table, tirs au plafond et débauche.

— Kouprine était un Autre ?

— Lui ? Non, mais c’était un type bien. Nous avons bu un quart. Quant aux petites jeunes filles qui étaient avec nous, nous les avons abreuvées de champagne.

Je me suis affalé sur le divan et j’ai ravalé ma salive à la vue de la bouteille vide, en proie à un léger accès de nausée.

— Un quart de litre vous a suffi pour vous soûler ?

— Un quart de seau. Avant la révolution, on mesurait la vodka par seaux de douze litres. On peut se soûler, Anton. Quand c’est vraiment indispensable. Mais il faut se soûler à la vodka. Le cognac, le vin, c’est pour soigner le cœur.

— Et la vodka ?

— C’est pour soigner l’âme. Lorsque ça fait vraiment mal.

Il me regardait avec une légère expression réprobatrice, cet étrange petit mage au visage matois, avec ses drôles de petits souvenirs sur les grands hommes et les grandes batailles.