— J’ai eu tort, ai-je reconnu. Merci de ton aide.
— De rien, mon vieux. Je me souviens d’avoir dessoûlé ton homonyme trois fois en une seule soirée… Au cours d’une mission où nous devions boire en gardant l’esprit clair…
— Mon homonyme ? Anton Tchekhov ? ai-je demandé, stupéfait.
— Mais non, cet Anton-là était un agent du Contrôle. Il est mort en Extrême-Orient, lorsque les samouraïs…
Il a levé la main en un geste fataliste avant de poursuivre presque affectueusement :
— Patiente un peu. Ce soir, on s’occupera de ton cas. En attendant, il faut rejoindre les copains.
J’ai docilement suivi Semion dehors. Svetlana était installée dans une chaise longue. Elle avait passé un maillot de bain et une jupe par-dessus, ou plus exactement une bande de tissu autour des hanches.
— Ça va ? a-t-elle demandé, un peu étonnée.
— Très bien. Sauf que je digère mal les brochettes.
Svetlana m’a examiné attentivement. A part mon teint de brique et mes cheveux mouillés, rien ne trahissait mon ivresse récente.
— Il faut vérifier ton pancréas…
— Tout est en ordre, a jeté rapidement Semion. Tu peux me croire, moi aussi j’ai soigné des gens. La canicule, du vin acide et de la viande grasse, voilà les raisons. Il va aller se baigner, et ce soir, quand la fraîcheur reviendra, nous viderons une bouteille ensemble. Ce sera le meilleur des remèdes.
Svetlana s’est levée pour s’approcher de moi et m’a regardé dans les yeux avec compassion.
— Et si on restait là tous les deux ? Je vais te faire du thé bien fort.
Oui, sans doute, ce serait bien. Rester là simplement assis, en tête à tête. Prendre le thé. Parler, ou se taire, peu importe. La regarder parfois, ou même éviter de la regarder. L’écouter respirer, ou se boucher les oreilles. Savoir simplement que nous sommes assis l’un à côté de l’autre. Tous les deux, et non le collectif bien soudé du Contrôle de la Nuit. Ensemble parce que nous en avons envie et non pour obéir au programme élaboré par Guesser.
Ai-je vraiment perdu l’habitude de sourire ?
J’ai secoué la tête et j’ai sorti un sourire lâche et borné.
— Allons plutôt nous baigner. Je ne suis pas encore un retraité émérite des guerres magiques. Allons-y, Sveta.
Semion était déjà parti en avant, mais j’ai senti qu’il m’adressait un clin d’œil d’approbation.
La nuit n’a pas apporté la fraîcheur, mais elle nous a délivrés de la canicule. Dès six ou sept heures du soir, nous avons formé des petits groupes. L’infatigable Ignat est resté près du lac en compagnie de Léna et, étrangement, d’Olga. Tigron et Iulia sont parties se promener dans la forêt. Le reste des invités s’est dispersé dans la maison et les alentours.
Semion et moi avons pris nos quartiers dans une grande loggia au premier étage. On y était bien, il y avait un très léger courant d’air, et les meubles en rotin étaient particulièrement adaptés à la température ambiante.
— Voilà, a dit Semion en sortant d’un sac en plastique étiqueté « Danone kids » une bouteille de Smirnov russe.
— Tu la recommandes ? ai-je demandé avec une certaine méfiance.
Je ne m’y connaissais pas très bien en vodka.
— J’en bois depuis plus d’un siècle. Et elle est devenue bien meilleure qu’avant, tu peux me croire.
Après la bouteille sont apparus deux verres à facettes, un énorme bocal de cornichons et du chou salé.
— Et qu’allons-nous boire avec ? ai-je demandé.
— On ne boit rien avec la vodka, mon petit. Sauf si c’est de l’ersatz.
— On en apprend tous les jours.
— Tu apprendras vite. Et pour la vodka, aucun risque de contrefaçon. C’est de la vraie et de la bonne. Je connais un sorcier qui travaille à l’usine qui la produit, à Tchernogolovka, un petit sorcier, pas particulièrement malfaisant. C’est lui qui me fournit.
— Tu fais des échanges avec un Sombre…, ai-je osé remarquer.
— Il n’est pas question d’échange. Je le paye en argent. Nos relations personnelles ne regardent que lui et moi. Les Contrôles n’ont rien à y voir.
D’un geste d’expert, Semion a ouvert la bouteille et a rempli les verres à moitié. Le sac était resté toute la journée sur la véranda, mais la vodka était fraîche.
— À notre santé ? ai-je proposé, en guise de toast.
— Trop tôt. A nous.
Il m’avait dessoûlé durant la journée comme un vrai pro, sans doute ne s’était-il pas contenté d’éliminer l’alcool de mon sang, mais aussi tous les produits de mon métabolisme. J’ai vidé mon verre sans ciller, découvrant avec étonnement que la vodka peut être agréable non seulement l’hiver quand on gèle, mais aussi en été, par grande chaleur.
— Eh bien, a dit Semion en s’installant plus confortablement. Il faudra suggérer à Tigron de mettre des fauteuils à bascule dans cette loggia.
Il a sorti une cigarette nauséabonde. Croisant mon regard mécontent, il a déclaré :
— Je continuerai à en fumer malgré tout. Je suis un patriote.
— Moi aussi, mais ma patrie, c’est ma santé.
Semion a émis un petit rire.
— Un jour, un ami étranger m’a invité à son hôtel…
— C’était il y a longtemps ?
— L’année dernière. Il voulait que je lui apprenne à boire à la russe. Il logeait à l’hôtel « Penta ». J’ai emmené une fille rencontrée par hasard et son frère qui venait de sortir de prison et qui n’avait nulle part où aller.
Un trio certainement très pittoresque…
— Et on vous a laissés entrer ?
— Oui.
— Tu as usé de magie ?
— Non, mon ami étranger a usé de jolies coupures vertes. Il avait fait ample provision de vodka et de nourriture, nous avons commencé à boire le 30 avril et nous avons fini le 2 mai. Sans laisser entrer les femmes de chambre et sans allumer la télé.
J’ai regardé Semion, avec sa chemise à carreaux chiffonnée de fabrication russe, son jean turc usé et ses vieilles sandales tchèques, on pouvait facilement se le représenter en train de boire de la bière au goulot. Mais l’imaginer dans un palace…
— Espèce de monstres, ai-je commenté…
— Mais non, pourquoi ? Ça a beaucoup plus à mon ami. Il a déclaré qu’il avait enfin compris en quoi consistait la véritable ivrognerie russe.
— Et en quoi consiste-t-elle ?
— C’est quand tu te réveilles au matin et que tout est gris : le ciel, le soleil, la ville, les gens et les pensées. Et la seule issue, c’est de se remettre à boire. Pour que la vie soit supportable. Pour que les couleurs reviennent.
— Un type intéressant, cet étranger…
— Tu peux le dire.
Semion a rempli les verres, d’abord moins que la première fois puis, après réflexion, il a reversé de la vodka à ras bord.
— Buvons, vieux. Buvons pour que nous n’ayons plus besoin de boire, pour que nous puissions voir le bleu du ciel, le jaune du soleil et toutes les multiples couleurs de la ville. Toi et moi, nous entrons dans la Pénombre et nous constatons que, vu de l’envers, le monde est différent de ce qu’il paraît à première vue. Mais il doit bien exister autre chose, à part cet envers. Buvons aux couleurs vives !
Quelque peu abasourdi, j’ai bu la moitié de ma vodka.
— Ne te défile pas, mon gars, a dit Semion.
J’ai vidé mon verre, j’ai mastiqué une poignée de chou aigre-doux bien croquant et j’ai demandé :
— Semion, pourquoi te conduis-tu de cette manière. Pourquoi ces rodomontades et ce look impossible ?