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— Tu utilises des mots trop compliqués pour moi.

— Mais tout de même ?

— C’est plus facile comme ça, Anton. Chacun se protège comme il peut. C’est la méthode que j’ai choisie.

— Que dois-je faire, Semion ? ai-je demandé sans autre précision.

— Fais ce que tu dois faire.

— Et si je ne veux pas faire ce que je dois ? Si notre très lumineuse vérité, si le noble honneur du Contrôle et nos merveilleuses bonnes intentions me restent en travers de la gorge ?

Il a croqué un cornichon.

— Tu dois comprendre une chose, Anton, que tu aurais pu assimiler bien plus tôt si tu n’avais pas passé tout ce temps le nez dans tes ordinateurs. Notre vérité, aussi grande et lumineuse soit-elle, est composée d’une multitude de petites vérités insignifiantes. Guesser a beau avoir la tête bien faite et bien pleine et une expérience à donner des cauchemars aux plus aguerris, il souffre aussi d’hémorroïdes soignées magiquement, d’un gros complexe d’Œdipe et de la fâcheuse habitude de réemployer ses plans préférés en les adaptant à de nouvelles situations… Ce sont juste des exemples, en réalité, je ne me suis jamais penché sur ses problèmes, c’est tout de même notre chef. Mais il en a comme tout le monde.

Semion a sorti une nouvelle cigarette et cette fois, je n’ai pas osé protester.

— Anton, tu es jeune. Tu es arrivé au Contrôle et tu t’es réjoui de constater que le monde était enfin divisé en blanc et noir ! Le rêve de l’humanité s’est réalisé pour toi et tu as vu clairement qui était bon et qui était mauvais. Tu dois comprendre que c’est une illusion. Les choses ne sont jamais si simples. Jadis, nous étions tous unis. Les Sombres et les Clairs. Assis dans une caverne devant un feu de bois, nous scrutions la Pénombre pour voir où paissaient les mammouths les plus proches, nous faisions jaillir des étincelles de nos doigts en dansant et en chantant et nous exterminions les tribus ennemies avec des boules de feu. Il y avait, pour prendre un exemple, deux frères Autres. Le premier à entrer dans la Pénombre… était peut-être repu, ou amoureux, tandis que le second était de mauvaise humeur. Peut-être avait-il des coliques après avoir mangé du bambou vert, ou peut-être une femme l’avait-elle repoussé sous prétexte qu’elle avait mal à la tête ou qu’elle était fatiguée à force de racler des peaux de bêtes. Depuis, le premier cherchait des mammouths et était content de les avoir trouvés. Tandis que le second faisait la même chose mais réclamait un morceau de la trompe et la fille du chef en prime. C’est ainsi que nous nous sommes divisés en mages blancs et en mages noirs, en bons et en mauvais… Le b-a ba… C’est ce que nous enseignons aux petits enfants Autres… Mais qui t’a dit que l’évolution s’est arrêtée ?

Semion s’est penché vers moi, si brusquement que son fauteuil a craqué.

— L’évolution continue. Les choses changent avec le temps. Il en a toujours été ainsi. Rien ne s’arrête jamais. Aujourd’hui, nous désincarnons ceux qui craquent et qui se mettent à faire le bien à tour de bras sans permission. Nous les envoyons dans la Pénombre, ces transgresseurs de l’équilibre, ces psychopathes hystériques. Mais qu’en sera-t-il demain ? Dans cent ans ? Dans mille ans ? Qui peut le dire ? Toi, moi, Guesser ?

— Tu veux dire que…

— Dis-moi, Anton, tu crois à ta propre vérité ? C’est à ta propre vérité que tu dois croire, pas à la mienne ni à celle de Guesser. Crois-y et bats-toi pour elle. Si tu en as le cran. Si tu arrives à tenir le coup. La liberté des Sombres n’est pas mauvaise parce qu’elle rend libre vis-à-vis d’autrui. Ça, c’est encore une explication destinée aux enfants. La liberté des Sombres est avant tout une liberté vis-à-vis de soi-même, une liberté vis-à-vis de sa conscience et de son âme. Si tu sens que rien ne fait plus mal dans ta poitrine, tu peux crier au secours. Sauf qu’il sera déjà trop tard.

Il a sorti une seconde bouteille du sac et a commenté avec un soupir :

— C’est la deuxième. Je sens que nous n’arriverons pas à nous soûler pour de bon… Quant à Olga et à ce qu’elle t’a dit…

Comment faisait-il pour tout entendre ?

— Elle n’est pas jalouse parce que Svetlana parviendra peut-être à réaliser ce qu’elle-même n’a pu faire. Ni parce que Svetlana a tout l’avenir devant elle, alors qu’Olga, pour dire les choses franchement, n’a plus que son passé. Elle envie Svetlana, parce que tu es à ses côtés et que tu aimerais l’arrêter. Même si tu ne peux rien faire. Guesser, lui, aurait pu, mais il ne l’a pas fait. Toi tu ne peux pas, mais tu voudrais bien. Au final, ça revient peut-être au même. Et malgré tout, ça la ronge quelque part. Ça lui déchire l’âme, en dépit de son âge.

— Tu sais à quoi on prépare Svetlana ?

— Oui.

Il nous a reversé de la vodka.

— A quoi ?

— je ne peux pas te répondre. Je me suis engagé à ne rien dire.

— Semion…

— Je te dis que j’ai signé un engagement. Tu veux que je retire ma chemise pour que tu voies le signe du feu vengeur sur mon dos ? Si j’ai la langue trop longue, je serai aussitôt pulvérisé avec ce fauteuil, mes cendres tiendront dans un paquet de cigarettes. Alors désolé, Anton. N’insiste pas. Je ne peux rien te dire.

— Merci. Alors buvons. Nous réussirons peut-être à nous soûler malgré tout. J’en ai vraiment besoin.

— Je vois ça. Allons-y.

Je me suis réveillé très tôt. Tout était calme. Un silence d’été palpitant de vie, nuancé par le bruissement du vent : enfin un vent frais. Mais je n’étais guère en état de m’en réjouir. Mon lit était humide de sueur et ma tête près d’éclater. Sur le lit voisin (nous étions trois dans la chambre) Semion émettait un ronflement monotone. Anatoli dormait à même le plancher, enroulé dans une couverture. Il avait refusé qu’on lui mette un hamac : son dos lui faisait mal, séquelle d’une vieille blessure reçue lors d’une bataille en 1976, et il préférait dormir à la dure.

Me tenant la nuque à deux mains de crainte qu’elle ne se fende, je me suis redressé. Sur la table de chevet, j’ai découvert deux comprimés d’aspirine et une bouteille d’eau minérale. Qui était donc la bonne âme…

La veille, nous avions vidé trois bouteilles d’un demi-litre à nous deux… Puis Anatoli était arrivé. Quelqu’un avait apporté du vin. Mais un reste de raison m’avait préservé de boire du vin après la vodka.

J’ai avalé les comprimés en vidant la moitié de la bouteille d’eau et je suis resté assis quelque temps parfaitement immobile, attendant que le remède agisse. La douleur ne passait pas. C’était totalement insupportable.

— Semion, ai-je appelé d’une voix rauque. Semion…

Il a ouvert un œil. Il avait l’air en assez bonne forme. À croire qu’il n’avait pas bu plus que moi. Un siècle d’expérience supplémentaire, ça compte.

— Ma tête… Enlève…

— Je n’ai pas de hache sous la main.

— Ce n’est pas drôle, ai-je gémi. Enlève la douleur !

— Anton, nous avons bu de notre plein gré, pas vrai ? Personne ne nous a forcés. Nous y avons pris plaisir ?

Il s’est retourné dans son lit.

J’ai compris que Semion ne m’aiderait pas. Sur le plan théorique, il avait sans doute raison, mais je ne pouvais pas endurer ce supplice plus longtemps. J’ai enfilé mes chaussures de sport et j’ai enjambé Anatoli pour sortir de la pièce.

Il y avait deux chambres d’amis, mais la seconde porte était fermée à clé. Celle de la maîtresse de maison, à l’autre bout du couloir, en revanche, était ouverte. Me souvenant que Tigron avait des dons de guérisseuse, je suis entré sans hésitation.