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Mais tout semblait se liguer contre moi. Tigron n’était pas là, pas plus qu’Ignat et Léna, en dépit de mes soupçons. Il n’y avait que Iulia qui dormait profondément, un bras et une jambe pendant hors du lit.

J’étais prêt à demander de l’aide à n’importe qui. Je me suis approché prudemment, je me suis assis à côté de l’immense lit et j’ai murmuré :

— Iulia, ma petite Iulia…

Elle a cligné des paupières et a demandé avec compassion :

— Tu as la gueule de bois ?

— Oui.

Je n’osais bouger la tête, une petite grenade venait justement d’y exploser.

Iulia a fermé les yeux et a paru se rendormir, la main posée sur mon cou. Pendant quelques secondes, il ne s’est rien passé, puis la douleur a diminué rapidement. Comme si on avait tourné un robinet secret dans ma nuque pour évacuer le poison bouillonnant accumulé dans mon crâne.

— Merci, ai-je murmuré. Merci, Iulia…

— Ne bois pas autant, tu ne sais pas boire, a-t-elle marmonné.

Son souffle est redevenu régulier : elle s’était endormie instantanément, aussitôt sa tâche accomplie, comme seuls les enfants et les ordinateurs savent le faire.

Je me suis levé, constatant avec un sentiment proche de l’extase que le monde avait embelli d’un coup. Semion avait raison, il faut savoir répondre de ses actes et en subir les conséquences. Mais parfois, le courage nous fait défaut. J’ai regardé autour de moi. La chambre à coucher était tout en teintes beiges, même la fenêtre était légèrement teintée. La chaîne hi-fi était dorée et le tapis duveteux d’un brun clair.

Évidemment, ce n’était pas très correct de ma part d’être entré là sans y avoir été invité.

Je me suis dirigé vers la porte sur la pointe des pieds. Sur le seuil, j’ai entendu la voix de Iulia :

— Tu me dois une barre de Snickers, d’accord ?

— Et même deux, ai-je promis.

J’aurais pu aller me recoucher, mais le lit éveillait en moi des associations d’idées assez désagréables. J’avais l’impression que la douleur disparue me guettait, tapie sous l’oreiller. Je me suis contenté de faire un saut dans la chambre pour récupérer mon jean et ma chemise et me rhabiller sur le seuil.

Impossible que tout le monde dorme encore. Tigron était déjà levée et devait se trouver dans les environs. Et certains ne s’étaient peut-être pas couchés.

Au premier, il y avait un petit hall où j’ai découvert Danil et Nastia du service scientifique dormant paisiblement ensemble sur un divan. Je me suis retiré prestement en hochant la tête. Danil avait une épouse absolument charmante et Nastia un mari déjà âgé, follement amoureux d’elle.

Ces conjoints, il est vrai, étaient de simples humains.

Et nous, nous étions des Autres, des volontaires de la Lumière. Notre morale aussi était différente. Comme au front, où l’amour est prompt à s’enflammer et où les soins des infirmières aux officiers et aux soldats ne se limitent pas aux lits d’hôpital. À la guerre, on sent trop intensément le goût de la vie.

Toujours au même étage se trouvait une bibliothèque où j’ai découvert Garik et Farid. Il était clair qu’ils avaient discuté jusqu’au matin, en vidant plus d’une bouteille. Ils avaient fini par s’endormir dans leurs fauteuils ; la pipe de Farid fumait encore sur la table. Par terre traînaient des piles de livres sortis des étagères : ils avaient dû débattre longtemps, invitant en guise de témoins écrivains et poètes, philosophes et historiens…

J’ai descendu l’escalier en colimaçon, dans l’espoir de découvrir quelqu’un qui accepterait de partager avec moi ce clair et doux matin.

Dans le salon aussi tout le monde dormait. J’ai fait un saut à la cuisine, n’y trouvant guère, tapi dans un coin, que l’un des chiens gelés la veille par Semion.

— Ça y est, tu es réveillé ? lui ai-je demandé.

L’animal a montré les dents en gémissant plaintivement.

— Qui donc t’a demandé de nous attaquer ? ai-je poursuivi en m’accroupissant devant lui.

J’ai pris un morceau de saucisson sur la table – le chien, en animal bien élevé, n’avait pas osé se servir – et il l’a avalé volontiers.

— Sois bon, ai-je conclu, et on sera bon avec toi. Et pas la peine de te terrer dans un coin.

J’ai pris moi aussi un morceau de saucisson que j’ai mastiqué en traversant le salon pour jeter un coup d’œil dans le bureau.

Dans le bureau aussi, on dormait.

Le canapé, même ouvert, n’était pas large et ses occupants se serraient étroitement l’un contre l’autre. Au centre, Ignat souriait dans son sommeil, ses bras musclés largement écartés. Léna était couchée à sa gauche, tenant d’une main son épaisse chevelure blonde ; son autre main, tendue par-dessus la poitrine de notre Don Juan, était posée sur celle de Svetlana qui avait enfoui la tête sous l’aisselle rasée d’Ignat. Ses mains disparaissaient sous la couverture à demi rejetée.

J’ai refermé la porte très soigneusement, sans faire de bruit.

C’était un petit restaurant très confortable. « Le Loup de mer », comme son nom l’indiquait, était réputé pour ses plats à base de poisson et son décor qui évoquait un bateau. De plus, il était situé tout près du métro. Et pour un modeste représentant de la classe moyenne, prêt à s’offrir de temps à autre un bon repas bien arrosé et soucieux, tout de même, d’économiser le prix du taxi, c’était un atout supplémentaire.

Mais ce client arriva en voiture, une vieille Jigouli, encore très présentable cependant. Le serveur, à l’œil exercé, devina immédiatement que l’homme était plus riche que sa voiture. Il commanda une vodka danoise très chère sans s’inquiéter du prix ni des problèmes éventuels avec la police de la route, ce qui renforça sensiblement cette première impression.

Quand le serveur apporta le plat d’esturgeon, l’homme leva un instant les yeux. Jusqu’ici, il était demeuré assis à tracer des lignes sur la nappe avec un cure-dents, se figeant de temps à autre, le regard rivé sur la flamme d’une lampe à huile décorative.

Le serveur ne fit part à personne de son impression fugitive. Il lui sembla que deux puits de lumière le fixaient, une lumière aveuglante au point de brûler et de se confondre avec l’obscurité.

— Merci, dit l’homme.

Le serveur s’éloigna, luttant contre l’envie d’accélérer le pas. Se répétant intérieurement que c’étaient les reflets des lampes dans la pénombre du restaurant. Uniquement des reflets dans les yeux, une simple illusion d’optique.

Boris Ignatievitch demeura assis, cassant un cure-dent après l’autre, tandis que le poisson refroidissait et que la vodka tiédissait dans la carafe en cristal. Derrière une cloison faite de gros cordages, de faux gouvernails et de voiles factices, un groupe assez nombreux fêtait un anniversaire, multipliant les toasts et maudissant la chaleur, les impôts et le racket organisé.

Le chef du Bureau moscovite du Contrôle de la Nuit attendait.

Les chiens qui étaient restés dans la cour ont fui à mon approche. Ils avaient très mal supporté le gel temporel. Ton corps ne t’obéit plus, impossible de respirer ni d’aboyer, la bave se fige dans ta gueule et l’air te pèse, comme une main lourde et brûlante de fièvre.

Mais ton âme continue de vivre.

Les chiens avaient subi une triste expérience.

Le portail était entrouvert, je suis sorti et je suis resté sur le seuil, sans trop savoir quoi faire.

Quelle importance après tout ?

Je n’éprouvais aucune rancœur. Je n’avais même pas mal. Nous n’avions jamais couché ensemble. Je m’étais appliqué à dresser des barrières entre nous. Je suis incapable de vivre dans l’instant présent. Il me faut tout, tout de suite, et pour toujours…