Mon baladeur était pendu à ma ceinture. J’ai activé la lecture aléatoire. Elle tombe toujours juste. Peut-être parce que j’ai appris depuis longtemps à contrôler cet appareil, comme Tigron sa chaîne hi-fi, mais de manière inconsciente ?
Je l’avais moi-même cherché. J’avais tout fait pour que ça arrive. Et je ne pouvais accuser personne à part moi. Pourquoi avais-je passé toute la soirée à discuter avec Semion du caractère complexe de l’opposition entre le Bien et le Mal, au lieu de rester avec Svetlana, comme j’aurais dû le faire ? Plutôt que de m’indigner de la vérité perfide de Guesser et d’Olga, j’aurais dû lutter pour imposer la mienne. Et refuser de croire que la victoire m’était interdite.
Dès que tu le penses, tu as déjà perdu.
« Non, ai-je murmuré en retirant les écouteurs. N’espérez pas que je me laisse faire. »
On nous a appris à donner sans rien prendre en retour. A nous sacrifier pour autrui. Le pas martial et assuré, le regard toujours noble et empreint de sagesse, jamais une pensée futile, jamais une mauvaise intention. Nous sommes des Autres. Nous nous sommes élevés au-dessus de la foule, nous avons déroulé nos étendards immaculés, ciré nos bottes, enfilé des gants blancs. Mais bien sûr, dans notre petit monde, nous nous permettons pratiquement tout. A toutes nos actions nous trouvons une justification supérieure. Nous faisons notre numéro en habits de lumière. Nous sommes blancs comme neige et le monde entier nage dans la merde.
Ça suffit, j’en ai assez !
Le cœur ardent, les mains propres et la tête froide, le bon vieux slogan de la police politique… Ce n’est certainement pas un hasard si durant la révolution et la guerre civile, les Clairs dans leur grande majorité se sont retrouvés dans la Tcheka. Et la plupart de ceux qui ont refusé d’adhérer au bolchevisme ont péri. Pour certains éliminés par les Sombres, mais bien plus encore tués par ceux qu’ils défendaient. Par les humains. Victimes de la bêtise, de la lâcheté, de la bassesse, de l’hypocrisie ou de l’envie humaines. Il faut garder la tête froide, c’est indispensable, mais pour le reste, je ne suis pas d’accord. Mieux vaut avoir le cœur pur et les mains ardentes…
— Je ne veux pas vous défendre, ai-je annoncé au silence de la nature. Je ne veux plus défendre les enfants et les femmes, les vieillards et les simples d’esprit… personne… vivez comme ça vous chante ! Et récoltez ce que vous avez semé. Fuyez les vampires, rendez hommage aux mages noirs, embrassez le cul d’un bouc ! Si mon amour vaut moins que votre bonheur, je ne souhaite pas votre bonheur !
Les humains peuvent et doivent devenir meilleurs… Ils sont nos racines… Ils sont notre avenir… Ils sont nos protégés… Petits et grands, concierges et présidents, criminels et policiers. La lumière qui est en eux peut s’embraser en chaleur bienfaisante ou en brasier mortel.
Je n’y crois plus !
Je vous ai vus, tous. J’ai vu les mères battre leurs fils et les pères violer leurs filles. J’ai vu les fils jeter leurs mères à la rue et les filles verser de la mort-aux-rats à leurs pères. J’ai vu le mari, encore souriant, frapper sa femme enceinte à peine les invités repartis et j’ai vu la femme, son mari éméché à peine sorti pour racheter de l’alcool, enlacer et embrasser avidement son meilleur ami. C’est très simple de voir. Il faut seulement savoir regarder. C’est pourquoi on nous apprend à ne pas regarder les humains, avant même de nous apprendre à voir à travers la Pénombre.
Mais nous les regardons quand même.
Ils sont faibles, vivent peu, ont peur de tout. Il ne faut pas les mépriser et il est criminel de les haïr. On peut seulement les aimer, les plaindre et les protéger. C’est notre travail et notre devoir. Nous sommes le Contrôle de la Nuit.
Je n’y crois plus !
Personne n’a jamais obligé et n’obligera jamais personne à commettre une bassesse. On ne pousse pas les gens dans la fange, ils s’y vautrent de leur plein gré. Quelles que puissent être les circonstances, il n’existe aucune justification. Mais il suffit d’en chercher, et on en trouve. C’est ce qu’on leur a appris à faire. Et ce sont d’excellents élèves.
Sans doute, sur ce plan, sommes-nous effectivement les meilleurs d’entre les meilleurs.
Bien sûr, il y a toujours eu des humains qui, sans devenir des Autres, sont parvenus à garder la meilleure part de leur humanité. Mais ils sont peu nombreux, si peu nombreux… Et peut-être avons-nous simplement peur de les observer plus attentivement ? De crainte de ce que nous pourrions découvrir ?
— Il faut donc que je vive uniquement pour vous ? ai-je demandé.
La forêt n’a pas répondu, comme si elle était par avance d’accord avec tout ce que je pourrais dire.
Pourquoi devons-nous tout sacrifier ? Nous-mêmes et ceux que nous aimons ? Pour ceux qui ne le sauront jamais et ne l’apprécieront jamais.
S’ils l’apprenaient, nous n’obtiendrions qu’un hochement de tête stupéfait et le qualificatif de « pauvres cons ».
Peut-être faudra-t-il un jour montrer à l’humanité ce que sont les Autres ? Ce que pourrait faire un seul et unique Autre qui n’aurait pas les mains liées par le Traité et qui échapperait à la surveillance des Contrôles ?
J’ai même souri en imaginant le tableau. On me mettrait très vite hors d’état de nuire s’il me prenait ce genre de fantaisie. Un Grand mage, en revanche, ou une Grande magicienne qui se déciderait à enfreindre les règles et à révéler au monde la présence des Autres serait plus difficile à arrêter.