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Des extraterrestres débarquant simultanément de leurs soucoupes volantes devant le Kremlin et la Maison Blanche feraient moins d’effet et de dégâts.

Non, bien sûr, je n’essayerai jamais de provoquer quoi que ce soit de ce genre. En tout premier lieu parce que je ne ressens nul besoin d’exercer un quelconque pouvoir sur le monde et que je n’ai aucune envie de tout mettre sens dessus dessous et de provoquer une panique générale.

Tout ce que je désire, c’est que la femme que j’aime ne soit pas forcée de se sacrifier. Parce que le destin des Grands, c’est le sacrifice. Les forces terribles qu’ils maîtrisent les transforment totalement.

Aucun de nous n’est vraiment humain. Mais au moins, nous nous souvenons l’avoir été. Nous sommes encore capables d’éprouver de la joie ou de la tristesse, d’aimer ou de haïr. Les Grands mages et les Grandes magiciennes dépassent le stade des émotions humaines. Sans doute éprouvent-ils d’autres émotions que nous sommes incapables de comprendre. Même Guesser, mage hors classe, n’a sans doute pas atteint le stade suprême. Même Olga n’y est pas parvenue.

Ils ont fait chou blanc. Ils ont raté leur grandiose opération contre l’Obscurité. Et maintenant, ils sont prêts à précipiter dans la lutte une nouvelle candidate.

Et tout ça au nom des humains, qui se soucient comme d’une guigne de la Lumière et de l’Obscurité.

Ils vont lui faire gravir les échelons en accéléré. Elle est déjà parvenue à la troisième classe ; et maintenant, ils vont faire progresser sa conscience pour la mettre à niveau. A très grande vitesse.

Et dans cette course folle vers un but mystérieux, je suis appelé à jouer un rôle. Guesser utilise les outils qu’il a sous la main, y compris moi. Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent : chasser les vampires, poursuivre le Sauvage, occuper le corps d’Olga a été manigancé par le chef.

Et quelles que soient mes actions suivantes, il les a certainement prévues.

Mon seul espoir, c’est qu’il n’ait pu tout prévoir.

Et que je trouve le moyen de compromettre son plan. Le grand plan des forces de la Lumière.

Sans nuire à personne. Car si je commets le mal, la Pénombre m’attend.

Et Svetlana accomplira malgré tout son grand sacrifice.

Soudain, je me suis aperçu que j’étais en train de marteler le tronc d’un petit pin, le visage pressé contre l’écorce. Sous l’emprise de la colère ou du désespoir, je ne sais. J’ai arrêté mon poing, déjà écorché jusqu’au sang. Mais le bruit n’a pas cessé. Il montait de la forêt, à la limite de la barrière magique. Des coups rythmés, un battement nerveux.

M’inclinant comme un joueur de Paintball, j’ai couru à travers les fourrés. Je me doutais de ce que j’allais découvrir.

Dans une clairière, un tigre était en train de jouer. Ou plutôt une tigresse. Sa fourrure noir et feu brillait sous les rayons du soleil levant. Elle ne me voyait pas. Elle ne voyait personne. Elle courait entre les arbres, les lacérant de ses griffes acérées. Des cicatrices blanches striaient les pins. Parfois, la tigresse s’immobilisait, se dressait sur les pattes de derrière et martelait un tronc.

Lentement, j’ai rebroussé chemin.

Chacun de nous se repose comme il peut. Chacun de nous lutte non seulement contre l’Obscurité, mais aussi contre la Lumière, qui nous aveugle parfois.

Mais il ne faut pas nous plaindre : nous sommes très fiers. Nous sommes les éternels volontaires d’une guerre universelle entre le bien et le mal.

Le jeune homme entra dans le restaurant avec une telle assurance qu’on aurait pu croire qu’il y déjeunait tous les jours. Ce qui n’était pas le cas.

Il se dirigea immédiatement vers une table où était assis un homme pas très grand, au teint sombre, comme s’il le connaissait depuis longtemps. Ce qui n’était pas le cas non plus.

En arrivant à sa hauteur, il se mit à genoux, lentement, calmement, sans perdre sa dignité et sans courber l’échine.

Le serveur, stupéfait, se hâta de détourner les yeux. Il avait assisté à bien des scènes étranges dans sa vie, plus étranges qu’un petit malfrat qui se prosterne devant un gros caïd de la pègre. Sauf que ces deux-là ne ressemblaient pas à des mafieux.

Il pressentit aussitôt des ennuis plus sérieux qu’un banal règlement de comptes. Car lui-même était un Autre non initié.

Un instant plus tard, il oublia ce qu’il venait d’observer. Seul un trouble vague demeura en lui, sans qu’il parvienne à en établir la cause.

— Lève-toi, Alisher, dit doucement Guesser. Lève-toi, ici ça ne se fait pas.

Le jeune homme se releva et s’assit sur la chaise en face.

— Chez nous non plus, Guesser, ça n’a plus cours. Mais mon père m’a demandé de m’agenouiller devant toi. Il était attaché aux anciennes coutumes. Lui-même se serait mis à genoux en arrivant. Il ne pourra plus jamais le faire.

— Tu sais comment il est mort ?

— Oui. J’ai vu par ses yeux, j’ai entendu par ses oreilles, j’ai souffert sa douleur.

— Donne-moi aussi sa douleur, Alisher, fils d’un devona et d’une femme humaine.

— Prends ce que tu demandes, Guesser, pourfendeur du mal, égal des dieux qui n’existent pas.

Ils se regardèrent dans les yeux. Puis Guesser hocha la tête.

— Je connais ses meurtriers. Ton père sera vengé.

— C’est à moi de m’en charger.

— Non, tu ne le peux pas et tu n’en as pas le droit. Vous êtes venus à Moscou en secret.

— Accepte-moi dans ton Contrôle, Guesser.

Le chef secoua la tête. Le jeune homme le regarda avec insistance.

— Je suis le meilleur mage de Samarkand. Ne souris pas. Je sais qu’ici, je serai le plus faible. Prends-moi dans ton Contrôle. Je serai l’élève de tes élèves. Je serai ton chien de garde. Je te le demande, en mémoire de mon père.

— Tu demandes trop, Alisher. Tu veux que je t’offre ta propre mort.

— Je suis déjà mort, Guesser. Quand la sorcière a bu l’âme de mon père, je suis mort avec lui. Tandis que je m’éloignais en souriant, il a distrait l’attention des Sombres. Je suis descendu dans le métro pendant qu’ils piétinaient ses cendres répandues sur le sol. Guesser, j’ai le droit de te faire une telle demande.

— Qu’il en soit ainsi, Alisher. Tu fais désormais partie du Contrôle de Moscou.

Le visage du jeune homme ne refléta aucune émotion. Il inclina légèrement la tête et, d’un geste bref, pressa la main contre sa poitrine.

— Où est l’objet que vous aviez mission d’apporter ?

— Ici.

Guesser tendit la main.

Alisher ouvrit la pochette qu’il portait à la ceinture et en sortit précautionneusement un petit objet rectangulaire enveloppé de toile.

— Prends-le, Lumineux Guesser, libère-moi de mon devoir.

La main de Guesser se posa sur la paume d’Alisher, leurs doigts se touchèrent. Un instant plus tard, quand il retira la main, l’objet avait disparu.

— Ta mission est accomplie, Alisher. Maintenant, nous allons nous reposer, nous allons manger et boire et parler de ton père. Je te raconterai tout ce dont je me souviens.

Alisher acquiesça, sans qu’on puisse dire s’il appréciait la proposition de Guesser ou s’il était simplement prêt à se soumettre à ses moindres désirs.

— Nous avons une demi-heure, ajouta Guesser. Les Sombres seront bientôt là. Ils ont fini par retrouver ta trace. Trop tard, mais ils suivent ta piste.