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Et surtout, pourquoi ?

Je suis entré dans le hall, après avoir composé machinalement le code d’entrée, et j’ai pressé le bouton de l’ascenseur. Ce matin encore, j’étais en congé, j’étais entouré d’amis et je me sentais bien.

Lorsqu’un mage blanc est sur le point de craquer, il y a toujours des signes avant-coureurs, comme chez un malade avant une crise d’épilepsie. Il fait un usage incongru de sa force, par exemple en pulvérisant les mouches avec des boules de feu ou en coupant du bois avec des sorts de combat. Il se dispute avec celle qu’il aime. Se brouille avec certains de ses amis et devient plus proche de certains autres. Ce sont des faits bien connus, et nous savons tous comment finissent les mages qui déraillent.

Sois prudent.

J’ai voulu ouvrir la porte.

Sauf qu’elle était déjà ouverte.

Mes parents avaient les clés. Mais ils vivaient à Saratov et n’auraient jamais débarqué de province sans prévenir. D’ailleurs, j’aurais senti leur présence.

Un cambrioleur humain ne risquait pas de fracturer ma porte, le signe placé sur le seuil l’aurait immédiatement arrêté. Mon appartement était également protégé contre les Autres. Bien sûr, surmonter les sorts de protection était une simple question de force. Mais mes systèmes d’alarme auraient dû fonctionner !

La porte était restée légèrement entrouverte. J’ai regardé à travers la Pénombre, mais je n’ai rien vu.

Je n’avais pas d’arme. Mon revolver était resté chez moi. Ainsi que la dizaine d’amulettes de combat dont je disposais.

J’aurais pu agir conformément aux instructions. Un agent du Contrôle de la Nuit qui découvre que quelqu’un a pénétré par effraction dans une maison placée sous protection magique doit avertir l’opérateur de garde, ainsi que son curateur, après quoi…

Je me suis imaginé appelant Guesser qui, deux heures plus tôt, avait fait fuir les troupes de choc du Contrôle du Jour en un tournemain, et j’ai aussitôt perdu toute envie de suivre les instructions. J’ai replié les doigts, préparant une incantation de « givrage » pour pouvoir l’utiliser rapidement à toutes fins utiles. Influencé sans doute par la façon spectaculaire dont Semion s’était débarrassé des chiens…

« Sois prudent ? »

J’ai poussé la porte de mon appartement, soudain devenu comme étranger.

En entrant, j’ai deviné qui pouvait avoir assez de force, de pouvoir et d’insolence pour entrer chez moi sans invitation.

— Bonjour, chef! ai-je dit en entrant dans le bureau.

Je ne m’étais pas totalement trompé…

Zébulon, assis dans le fauteuil près de la fenêtre, a haussé les sourcils d’un air surpris. Il a posé l’hebdomadaire Arguments et faits qu’il était en train de lire et a retiré ses lunettes à fine monture d’or avant de répondre :

— Bonjour, Anton. Tu sais, j’aurais aimé être ton chef.

Il souriait. Il portait un costume noir de coupe impeccable et une chemise gris clair. Un homme mince d’âge indéterminé, aux cheveux ras, un mage noir hors classe, le chef du Contrôle du Jour de Moscou.

— Je me suis trompé, ai-je dit. Qu’est-ce que tu fais là ?

Zébulon a haussé les épaules.

— Prends mon amulette. Elle est dans le tiroir du bureau, je la sens.

Je me suis rapproché pour récupérer le médaillon d’ivoire à chaînette de cuivre, qui a tiédi entre mes doigts.

— Zébulon, tu n’as plus de pouvoir sur moi.

— Parfait, a-t-il déclaré, je préfère que tu te sentes en sécurité.

— Que fais-tu dans la maison d’un agent du Contrôle de la Nuit, Zébulon ? J’ai le droit de me plaindre au Tribunal.

— Je sais. Je connais les règles. J’ai tort. Je suis un imbécile. Je cours des risques et je fais courir des risques au Contrôle du Jour. Mais je ne suis pas venu te voir en ennemi.

Je n’ai rien dit.

— Au fait, a-t-il ajouté, tu n’as pas à t’inquiéter des systèmes de surveillance, ni des vôtres ni de ceux installés par l’inquisition. Je me suis permis de les… disons de les endormir. Tout ce que nous pourrons nous dire demeurera à jamais entre nous.

— Crois à la moitié de ce que te dit un humain, au quart de ce que te dit un Clair et à rien de ce que te dit un Sombre, ai-je murmuré.

— Bien sûr. Tu peux ne pas me croire. C’est même un devoir pour toi ! Mais je te demande de m’écouter.

Il a souri soudain, d’un sourire étonnamment ouvert et apaisant.

— Tu es un mage blanc. Tu as l’obligation d’aider tous ceux qui réclament ton aide… Même moi. Alors, entends ce que j’ai à te dire.

Après un instant d’hésitation, je suis allé m’asseoir sur le divan. Sans ôter mes chaussures ni le sort de givrage que j’avais préparé, si ridicule fût-il de m’imaginer luttant contre Zébulon.

Je me sentais étranger dans mon propre appartement où j’avais pris l’habitude d’être totalement à l’abri depuis que je travaillais au Contrôle.

— Pour commencer, ai-je demandé, comment es-tu entré ?

— Pour commencer, j’ai pris un banal passe-partout, mais…

— Zébulon, tu sais de quoi je parle. On peut supprimer les barrières d’alerte, mais pas les tromper. Elles se déclenchent forcément quand un étranger cherche à entrer…

Le mage noir a soupiré.

— Kostia m’a aidé. Tu lui as donné l’autorisation d’entrer chez toi.

— Je pensais que Kostia était mon ami. Bien qu’il soit un vampire.

— Il est effectivement ton ami. Et il veut t’aider.

— À sa manière.

— A notre manière. Anton, je suis entré chez toi, mais sans l’intention de te nuire. Je n’ai pas regardé les documents que tu détiens. Je n’ai pas laissé de signes de surveillance. Je suis venu pour parler.

— Eh bien, parle.

— Nous avons tous les deux un problème, Anton. Le même problème. Et aujourd’hui, il atteint des dimensions critiques.

Dès que j’ai vu Zébulon, j’ai su immédiatement de quoi il allait me parler. Aussi me suis-je contenté de hocher la tête.

— Bien, tu as compris, a dit le mage noir en se penchant vers moi. Anton, je ne me fais pas d’illusions. Nous voyons le monde différemment. Et nous n’avons pas la même notion du devoir. Mais cela n’empêche pas d’avoir en certaines circonstances des intérêts communs. Le comportement des Sombres est sans doute critiquable, de votre point de vue. Il nous arrive d’agir de façon assez ambiguë. Et nous traitons les humains – on ne peut rien y faire, c’est dans notre nature – avec moins d’égards. Je ne saurais le nier. Mais personne, note-le bien, personne jamais ne nous a accusés de vouloir intervenir sur une échelle globale pour modeler le destin de l’humanité ! Depuis la signature du Traité, nous vivons tranquillement en nous occupant de nos affaires… et nous aimerions que vous en fassiez autant.

— Vous n’essayez pas d’intervenir, ai-je reconnu, parce que le temps travaille pour vous.

— Et pourquoi, selon toi ? Peut-être sommes-nous plus proches des humains ? Peut-être est-ce nous qui avons raison ? Mais bon, laissons cela, on peut disserter à l’infini sur ce sujet. Quoi qu’il en soit, nous respectons le Traité. Souvent beaucoup mieux que les forces de la Lumière.

Une approche classique de l’art de la discussion. Reconnaître d’abord quelques torts. Accuser poliment son interlocuteur d’en avoir au moins autant sur la conscience. Et aussitôt passer l’éponge. Pour en arriver enfin à l’essentiel.

Zébulon est redevenu sérieux.

— Mais venons-en à l’essentiel. Au lieu de tourner autour du pot. En moins d’un siècle, les forces de la Lumière ont organisé trois expériences à très grande échelle. La révolution en Russie, la Seconde Guerre mondiale… et voilà qu’elles ont décidé de remettre ça. Toujours selon le même scénario.