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Très loin, une ombre invisible a soupiré.

— Je t’entends, Anton.

— Réponds-moi !

— À quelle question veux-tu que je réponde ?

— Zébulon m’a dit la vérité ?

— Oui.

— Guesser, arrêtez-vous !

— Trop tard, Anton. Tout se déroule comme prévu. Fais-moi confiance.

— Guesser, arrêtez-vous !

— Tu n’es pas en droit d’exiger quoi que ce soit.

— Si, j’en ai le droit ! Si nous appartenons à la Lumière, si nous sommes porteurs du bien, alors j’en ai le droit !

Silence, j’ai même cru que le chef ne voulait plus discuter avec moi.

— Bon. Je t’attends dans une heure au Parabar.

— Où ça ?

— La bar des parachutistes. Métro Tourgueniev, derrière l’ancienne poste principale.

J’ai reculé d’un pas pour sortir de la Pénombre. Un lieu de rendez-vous original. Était-ce là que Guesser s’était bagarré avec le Contrôle du Jour ? Je croyais que c’était dans un restaurant…

Mais que ce soit le Parabar, le Rosy ou le Chance, ça m’était bien égal. Côtoyer des paras, des yuppies ou des gays, après tout, ça ne faisait guère de différence.

Restait encore un point à éclaircir.

J’ai sorti mon mobile et j’ai fait le numéro de Svetlana. Elle a répondu immédiatement.

— Salut, ai-je dit, tu es à la datcha ?

Je crois que mon ton l’a déconcertée.

— Non. Je suis en route pour Moscou.

— Avec qui ?

— Avec Ignat, a-t-elle répondu après un instant d’hésitation.

— Dis-moi, t’a-t-on parlé d’un morceau de craie ?

— De quoi ?

Sa surprise était évidente.

— Des propriétés magiques de la craie. On ne t’a pas appris à l’utiliser ?

— Non. Anton, tu es sûr que tu vas bien ?

— Parfaitement bien.

— Il ne t’est rien arrivé ?

C’est une habitude typiquement féminine de poser deux ou trois fois la même question sous plusieurs formes.

— Rien de particulier.

— Si tu veux… je peux demander à Olga.

— Elle est avec vous ?

— Oui, nous rentrons tous les trois en ville.

— Ce n’est pas la peine, merci.

— Anton…

— Oui, Sveta ?

J’ai ouvert le tiroir de mon bureau où traînaient divers objets magiques. J’ai regardé les cristaux qui luisaient faiblement, la baguette maladroitement façonnée… À l’époque, je voulais encore devenir un mage combattant. J’ai refermé le tiroir.

— Pardonne-moi.

— Tu n’as pas besoin de me demander pardon.

— Je peux venir te voir ?

— Vous êtes loin ?

— A mi-chemin.

— Je ne peux pas t’attendre. J’ai une rencontre importante. Je te rappellerai plus tard.

J’ai coupé la communication et j’ai souri. La vérité peut être cruelle et mensongère dans bien des cas. Par exemple, si tu ne dis que la moitié de la vérité. Si tu annonces que tu ne veux pas parler à quelqu’un sans expliquer pourquoi.

Permettez-moi de faire le bien par le mal. Puisque je n’ai rien d’autre à ma disposition.

À tout hasard, j’ai fait le tour de l’appartement, j’ai jeté un coup d’œil dans la chambre à coucher, dans les toilettes, dans la salle de bains et la cuisine. Pour autant que j’étais capable de le sentir, Zébulon ne m’avait effectivement laissé aucun présent indésirable.

De retour dans mon bureau, j’ai allumé mon ordinateur portable et j’ai chargé ma base de données sur la magie. J’ai saisi le mot de passe et tapé le mot « craie ».

J’avais peu d’espoir de parvenir à un résultat. Ce que je voulais savoir était sans doute trop secret pour être informatisé.

Le mot « craie » est apparu dans trois références.

Dans la première, il était question d’une carrière de craie où, au XVe siècle, s’était déroulé un duel entre deux mages de première classe, un Blanc et un Noir. Ils avaient péri tous les deux, par épuisement de forces, hors d’état de sortir de la Pénombre leur combat achevé. Au cours des cinq siècles qui avaient suivi, près de trois mille personnes avaient péri accidentellement dans les environs immédiats.

La deuxième concernait l’usage de la craie pour tracer des signes magiques et des cercles de protection. Le texte était plus détaillé et je l’ai parcouru rapidement sans rien apprendre de nouveau. La craie ne présentait pas d’avantages particuliers par rapport au charbon, au crayon, au sang ou à la peinture à l’huile. A part celui de s’effacer plus aisément.

La troisième référence concernait la partie « Mythes et données non vérifiées » qui comportait énormément d’âneries, notamment sur l’usage de l’argent et de l’ail dans la lutte contre les vampires ou sur des rituels parfaitement imaginaires.

Mais il m’était déjà arrivé d’y trouver des renseignements valables sur des faits oubliés.

La craie figurait dans un article intitulé « Les Livres du Destin ».

Arrivé à la moitié, j’ai compris que j’étais tombé juste. L’information n’avait rien de secret, n’importe quel mage débutant y avait accès, des documents accessibles aux humains y faisaient peut-être même référence.

Les Livres du Destin. Un morceau de craie.

Tout coïncidait.

J’ai fermé le fichier et j’ai éteint mon ordinateur. Je suis resté quelques instants immobile à me mordiller les lèvres, puis j’ai consulté ma montre.

Il était temps de me rendre à mon étrange rendez-vous.

J’ai pris une douche et je me suis changé. J’ai emporté le médaillon de Zébulon, l’insigne du Contrôle de la Nuit et un disque de combat offert jadis par Ilya : une antique rondelle de bronze de la taille d’une grosse pièce de monnaie. Je ne l’avais jamais utilisée. Ilya m’avait dit qu’il ne restait guère qu’une charge ou deux à l’intérieur.

J’ai sorti mon revolver de sa cachette et j’ai vérifié qu’il était chargé. Les balles d’argent explosives sont relativement utiles contre les loups-garous, nettement moins contre les vampires, mais très efficaces contre les mages noirs.

A croire que je m’apprêtais à me battre et non à discuter avec mon chef.

Mon mobile a sonné au moment où j’étais sur le point de sortir.

— Anton ?

— Sveta ?

— Olga veut te parler, je te la passe.

— D’accord, ai-je dit en ouvrant la porte.

— Anton… je t’aime beaucoup. Ne fais pas de bêtises, s’il te plaît.

Je n’ai su que répondre. Olga a pris le combiné.

— Anton. Je veux que tu saches, tout est déjà décidé. Et tout aura lieu très bientôt.

— Cette nuit, ai-je précisé.

— Comment le sais-tu ?

— Je le sens. Tout simplement. C’est pour ça que vous avez d’abord éloigné tout le monde, pas vrai ? Et que vous avez plongé Svetlana dans un état d’esprit adéquat.

— Que sais-tu exactement ?

— Le Livre du Destin. Le morceau de craie. J’ai tout compris.

— C’est fort regrettable, a dit Olga. Anton, tu dois…

— Je ne dois rien à personne, ai-je répliqué. Seulement à la Lumière qui est en moi.

J’ai raccroché et j’ai éteint mon téléphone. Guesser pouvait me joindre sans user de moyens techniques. Je ne voulais plus entendre les arguments d’Olga. Quant à Svetlana, de toute manière, elle ne comprendrait jamais ma façon d’agir ni mes raisons.

Quand tu décides d’aller jusqu’au bout, vas-y seul. Et ne demande à personne de te suivre.

— Assieds-toi, Anton.