Armé d’une douce sévérité, le saint évêque Nicolas reprocha cette violence et ce désordre à Maxime:
– Hélas! lui dit-il, vous ai-je tiré du saloir pour la perte des vierges de Vervignole?
Et il lui remontra la grandeur de sa faute. Mais Maxime haussa les épaules et lui tourna le dos sans faire de réponse.
En ce moment-là, le roi Berlu, dans la quatorzième année de son règne, assemblait une puissante armée pour combattre les Mambourniens, obstinés ennemis de son royaume, et qui, débarqués en Vervignole, ravageaient et dépeuplaient les plus riches provinces de ce grand pays.
Maxime sortit de Trinqueballe sans dire adieu à personne. Quand il fut à quelques lieues de la ville, avisant dans un pâturage une jument assez bonne, à cela près qu’elle était borgne et boiteuse, il sauta dessus et lui fit prendre le galop. Le lendemain matin, rencontrant d’aventure un garçon de ferme, qui menait boire un grand cheval de labour, il mit aussitôt pied à terre, enfourcha le grand cheval, ordonna au garçon de monter la jument borgne et de le suivre, lui promettant de le prendre pour écuyer s’il était content de lui. Dans cet équipage Maxime se présenta au roi Berlu, qui agréa ses services. Il devint en peu de jours un des plus grands capitaines de Vervignole.
Cependant Sulpice donnait au saint évêque des sujets d’inquiétude plus cruels peut-être et certainement plus graves; car si Maxime péchait grièvement, il péchait sans malice et offensait Dieu sans y prendre garde et, pour ainsi dire, sans le savoir. Sulpice mettait à mal faire une plus grande et plus étrange malice. Se destinant dès l’enfance à l’état ecclésiastique, il étudiait assidûment les lettres sacrées et profanes; mais son âme était un vase corrompu où la vérité se tournait en erreur. Il péchait en esprit; il errait en matière de foi avec une précocité surprenante; à l’âge où l’on n’a pas encore d’idées, il abondait en idées fausses. Une pensée lui vint, suggérée sans doute par le diable. Il réunit dans une prairie appartenant à l’évêque une multitude de jeunes garçons et de jeunes filles de son âge et, monté sur un arbre, les exhorta à quitter leurs père et mère pour suivre Jésus-Christ et à s’en aller par bandes dans les campagnes, brûlant prieurés et presbytères afin de ramener l’Église à la pauvreté évangélique. Cette jeunesse, émue et séduite, suivit le pécheur sur les routes de Vervignole, chantant des cantiques, incendiant les granges, pillant les chapelles, ravageant les terres ecclésiastiques. Plusieurs de ces insensés périrent de fatigue, de faim et de froid, ou assommés par les villageois. Le palais épiscopal retentissait des plaintes des religieux et des gémissements des mères. Le pieux évêque Nicolas manda le fauteur de ces désordres et, avec une mansuétude extrême et une infinie tristesse, lui reprocha d’avoir abusé de la parole pour séduire les esprits, et lui représenta que Dieu ne l’avait pas tiré du saloir pour attenter aux biens de notre sainte mère l’Église.
– Considérez, mon fils, lui dit-il, la grandeur de votre faute. Vous paraissez devant votre pasteur tout chargé de troubles, de séditions et de meurtres.
Mais le jeune Sulpice, gardant un calme épouvantable, répondit d’une voix assurée qu’il n’avait point péché ni offensé Dieu, mais au contraire agi sur le commandement du Ciel pour le bien de l’Église. Et il professa, devant le pontife consterné, les fausses doctrines des Manichéens, des Ariens, des Nestoriens, des Sabelliens, des Vaudois, des Albigeois et des Bégards, si ardent à embrasser ces monstrueuses erreurs, qu’il ne s’apercevait pas que, contraires les unes aux autres, elles s’entre dévoraient sur le sein qui les réchauffait.
Le pieux évêque s’efforça de ramener Sulpice dans la bonne voie; mais il ne put vaincre l’obstination de ce malheureux.
Et, l’ayant congédié, il s’agenouilla et dit:
– Je vous rends grâce, Seigneur, de m’avoir donné ce jeune homme comme une meule où s’aiguisent ma patience et ma charité.
Tandis que deux des enfants tirés du saloir lui causaient tant de peine, saint Nicolas recevait du troisième quelque consolation. Robin ne se montrait ni violent dans ses actes ni superbe en ses pensées. Il n’était pas de sa personne dru et rubicond ainsi que Maxime le capitaine; il n’avait pas l’air audacieux et grave de Sulpice. De petite apparence, mince, jaune, plissé, recroquevillé, d’humble maintien, révérencieux et vérécondieux, s’appliquait à rendre de bons offices à l’évêque gens d’Église, aidant les clercs à tenir les comptes de la mense épiscopale, faisant, au moyen de boules enfilées dans des tringles, des calculs compliqués, et même il multipliait et divisait des nombres, sans ardoise ni crayon, de tête, avec une rapidité et une exactitude qu’on eût admirées chez un vieux maître des monnaies et des finances. C’était un plaisir pour lui de tenir les livres du diacre Modernus qui, se faisant vieux, brouillait les chiffres et dormait sur son pupitre. Pour obliger le seigneur évêque et lui procurer de l’argent, il n’était peine ni fatigue qui lui coûtât: il apprenait des Lombards à calculer les intérêts simples et composés d’une somme quelconque pour un jour, une semaine, un mois, une année; il ne craignait pas de visiter, dans les ruelles noires du Ghetto, les juifs sordides, afin d’apprendre, en conversant avec eux, le titre des métaux, le prix des pierres précieuses et l’art de rogner les monnaies. Enfin, avec un petit pécule qu’il s’était fait par merveilleuse industrie, il suivait en Vervignole, en Mondousiane et jusqu’en Mambournie, les foires, les tournois, les pardons, les jubilés où affluaient de toutes les parties de la chrétienté des gens de toutes conditions, paysans, bourgeois, clercs et seigneurs; il y faisait le change des monnaies et revenait chaque fois un peu plus riche qu’il n’était allé. Robin ne dépensait pas l’argent qu’il gagnait, mais l’apportait au seigneur évêque.
Saint Nicolas était très hospitalier et très aumônier; il dépensait ses biens et ceux de l’Église en viatiques aux pèlerins et secours aux malheureux. Aussi se trouvait-il perpétuellement à court d’argent; et il était très obligé à Robin de l’empressement et de l’adresse avec lesquels ce jeune argentier lui procurait les sommes dont il avait besoin. Or la pénurie ou, par sa magnificence et sa libéralité s’était mis le saint évêque, fut bien aggravée par le malheur des temps. La guerre qui désolait la Vervignole ruina l’église de Trinqueballe. Les gens d’armes battaient la campagne autour de la ville, pillaient les fermes, rançonnaient les paysans, dispersaient les religieux, brûlaient les châteaux et les abbayes. Le clergé, les fidèles ne pouvaient plus participer aux frais du culte, et, chaque jour, des milliers de paysans, qui fuyaient les coitreaux, venaient mendier leur pain a la porte du manoir épiscopal. Sa pauvreté, qu’il n’eût pas sentie pour lui-même, le bon saint Nicolas la sentait pour eux. Par bonheur, Robin était toujours prêt à lui avancer des sommes d’argent que le saint pontife s’engageait, comme de raison, à rendre dans des temps plus prospères.