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Un jour que l’homme de Dieu gémissait dans le cloître de la cathédrale sur le déplorable état de l’église de Vervignole, il fut distrait de ses méditations par des hurlements bizarres et vit une femme qui marchait toute nue, à quatre pattes, avec une plume de paon plantée en guise de queue. Elle s’approchait en aboyant, léchant la terre et reniflant. Ses cheveux blonds étaient couverts de boue et tout son corps souillé d’immondices. Et le saint évêque Nicolas reconnut en cette malheureuse créature sa nièce Mirande.

– Que faites-vous là, ma fille? s’écria-t-il. Pour quoi vous êtes-vous mise nue et pourquoi marchez-vous sur les genoux et sur les mains? N’avez-vous pas honte?

Non, mon oncle, je n’ai point honte, répondit Mirande avec douceur. J’aurais honte, au contraire, d’une autre contenance et d’une autre démarche. C’est ainsi qu’il faut se mettre et se tenir s’il l’on veut plaire à Dieu. Le saint frère Sulpice m’a enseigné à me gouverner de la sorte, afin de ressembler aux bêtes, qui sont plus près de Dieu que les hommes, car elles n’ont pas péché. Et tant que je serai dans la contenance où vous me voyez, il n’y aura pas de danger que je pèche. Je viens vous inviter, mon oncle, en tout amour et charité, à faire comme moi: car vous ne serez pas sauvé sans cela. Ôtez vos habits, je vous prie, et prenez l’attitude des animaux en qui Dieu regarde avec plaisir son image, que le péché n’a point déformée. Je vous fais cette recommandation sur l’ordre du saint frère Sulpice et conséquemment par l’ordre de Dieu lui-même, car le saint frère est dans le secret du Seigneur. Mettez-vous nu, mon oncle, et venez avec moi, afin que nous nous présentions au peuple pour l’édifier.

– En puis-je croire mes yeux et mes oreilles? soupira le saint évêque d’une voix que les sanglots étouffaient. J’avais une nièce florissante de beauté, de vertu, de piété, et les trois enfants que j’ai tirés du saloir l’ont réduite à l’état misérable où je la vois. L’un la dépouille de tous ses biens, source abondante d’aumônes, patrimoine des pauvres; un autre lui ôte l’honneur; le troisième la rend hérétique.

Et il se jeta sur la dalle, embrassant sa nièce, la suppliant de renoncer à un genre de vie si condamnable, l’adjurant avec des larmes de se vêtir et de marcher sur ses pieds comme une créature humaine, rachetée par le sang de Jésus Christ.

Mais elle ne répondit que par des glapissements aigus et des hurlements lamentables.

Bientôt la ville de Trinqueballe fut remplie d’hommes et de femmes nus, qui marchaient à quatre pattes en aboyant; ils se nommaient les Edéniques et voulaient ramener le monde aux temps de la parfaite innocence, avant la création malheureuse d’Adam et d’Ève. Le R. P. dominicain Gilles Caquerole, inquisiteur de la foi dans la cité, université et province ecclésiastique de Trinqueballe, s’inquiéta de cette nouveauté et commença à la poursuivre curieusement. Il invita de la façon la plus instante, par lettres scellées de son sceau, le seigneur évêque Nicolas à appréhender, incarcérer, interroger et juger, de concert avec lui, ces ennemis de Dieu et notamment leurs chefs principaux, le moine franciscain Sulpice et une femme dissolue nommée Mirande. Le grand saint Nicolas brûlait d’un zèle ardent pour l’unité de l’Église et la destruction de l’hérésie; mais il aimait chèrement sa nièce. Il la cacha dans son palais épiscopal et refusa de la livrer à l’inquisiteur Caquerole, qui le dénonça au pape comme fauteur de troubles et propagateur d’une nouveauté très détestable. Le pape enjoignit à Nicolas de ne pas soustraire plus longtemps la coupable à ses juges légitimes. Nicolas éluda l’injonction, protesta de son obéissance et n’obéit pas. Le pape fulmina contre lui la bulle Maleficus pastor, dans laquelle le vénérable pontife était traité de désobéissant, d’hérétique ou fleurant l’hérésie, de concubinaire, d’incestueux, de corrupteur des peuples, de vieille femme et d’olibrius, et véhémentement admonesté.

L’évêque se fit de la sorte un grand tort sans profit pour sa nièce bien-aimée. Le roi Berlu, menacé d’excommunication s’il ne prêtait pas son bras a l’Église pour la recherche des Edéniques, envoya à l’évêché de Trinqueballe des gens d’armes, qui arrachèrent Mirande à son asile; elle fut traînée devant l’inquisiteur Caquerole, jetée dans un cul de basse fosse et nourrie du pain que refusaient les chiens des geôliers; mais ce qui l’affligeait le plus, c’est qu’on lui avait mis de force une vieille cotte et un chaperon et qu’elle n’était plus sûre de ne pas pécher. Le moine Sulpice échappa aux recherches du Saint-Office, réussit à gagner la Mambournie et trouva asile dans un monastère de ce royaume, où il fonda de nouvelles sectes plus pernicieuses que les précédentes.

Cependant l’hérésie, fortifiée par la persécution et s’exaltant dans le péril, étendait maintenant ses ravages sur toute la Vervignole; on voyait par le royaume, dans les champs, des milliers d’hommes et de femmes nus qui paissaient l’herbe, bêlaient, meuglaient, mugissaient, hennissaient et disputaient, le soir, aux moutons, aux bœufs et aux chevaux l’étable, la crèche et l’écurie. L’inquisiteur manda au Saint-Père ces scandales horribles et l’avertit que le mal ne ferait que croître, tant que le protecteur des Edéniques, l’odieux Nicolas, resterait assis sur le siège de saint Cromadaire. Conformément à cet avis, le pape fulmina contre l’évêque de Trinqueballe la bulle Deterrima quondam par laquelle il le destituait de ses fonctions épiscopales et le retranchait de la communion des fidèles.

VI

Foudroyé par le vicaire de Jésus-Christ, abreuvé d’amertume, accablé de douleur, le saint homme Nicolas descendit sans regret de son siège illustre et quitta, pour n’y plus revenir, la ville de Trinqueballe, témoin, durant trente années, de ses vertus pontificales et de ses travaux apostoliques. Il est dans la Vervignole occidentale une haute montagne, aux cimes toujours couvertes de neige: de ses flancs descendent, au printemps, les cascades écumeuses et sonores qui remplissent d’une eau bleue comme le ciel les gaves de la vallée. La, dans la région où croit le mélèze, l’arbouse et le noisetier, des ermites vivaient de baies et de laitage. Ce mont se nomme le mont Sauveur. Saint Nicolas résolut de s’y réfugier et d’y pleurer, loin du siècle, ses péchés et les péchés des hommes.