– Il faut lui demander sa chemise, dit tout bas Quatrefeuilles à Saint-Sylvain; je suppose qu’elle vaut bien celle du curé Miton.
– Je le suppose aussi, répondit Saint-Sylvain.
Au moment où ils échangeaient ces propos, un cavalier déboucha entre les Pieds-du- Chamois, et s’arrêta sombre et muet devant les voyageurs.
Reconnaissant un de ses métayers:
– Qu’est-ce, Ulric? demanda le jeune maître.
Ulric ne répondit pas.
– Un malheur? parle!
– Monsieur, votre épouse, impatiente de vous revoir, a voulu aller au-devant de vous. Le pont de bois s’est rompu et elle s’est noyée dans le torrent avec ses deux enfants.
Laissant le jeune montagnard fou de douleur, ils se rendirent chez M. Miton, et furent reçus au presbytère dans une chambre qui servait au curé de parloir et de bibliothèque; il y avait là, sur des tablettes de sapin, un millier de volumes et, contre les murs blanchis à la chaux, des gravures anciennes d’après des paysages de Claude Lorrain et du Poussin; tout y révélait une culture et des habitudes d’esprit qu’on ne rencontre pas d ordinaire dans un presbytère de village. Le curé Miton, entre deux âges, avait l’air intelligent et bon.
A ses deux visiteurs, qui feignaient de vouloir s’établir dans le pays, il vanta le climat, la fertilité, la beauté de la vallée. Il leur offrit du pain blanc, des fruits, du fromage et du lait. Puis il les mena dans son potager qui était d’une fraîcheur et d’une propreté charmantes; sur le mur qui recevait le soleil les espaliers allongeaient leurs branches avec une exactitude géométrique; les quenouilles des arbres fruitiers s’élevaient à égale distance les unes des autres, bien régulières et bien fournies.
– Vous ne vous ennuyez jamais, monsieur le curé? demanda Quatrefeuilles.
– Le temps me paraît court entre ma bibliothèque et mon jardin, répondit le prêtre. Pour tranquille et paisible qu’elle soit, ma vie n’en est pas moins active et laborieuse. Je célèbre les offices, je visite les malades et les indigents, je confesse mes paroissiens et mes paroissiennes. Les pauvres créatures n’ont pas beaucoup de péchés à dire; puis je m’en plaindre? Mais elles les disent longuement. Il me faut réserver quelque temps pour préparer mes prônes et mes catéchismes: mes catéchismes surtout me donnent de la peine, bien que je les fasse depuis plus de vingt ans. Il est si grave de parler aux enfants: ils croient tout ce qu’on leur dit. J’ai aussi mes heures de distraction. Je fais des promenades; ce sont toujours les mêmes et elles sont infiniment variées.
Un paysage change avec les saisons, avec les jours, avec les heures, avec les minutes; il est toujours divers, toujours nouveau. Je passe agréablement les longues soirées de la mauvaise saison avec de vieux amis, le pharmacien, le percepteur et le juge de paix. Nous faisons de la musique.
– Morine, ma servante, excelle à cuire les châtaignes; nous nous en régalons. Qu’y a- t-il de meilleur au goût que des châtaignes, avec un verre de vin blanc?
– Monsieur, dit Quatrefeuilles à ce bon curé, nous sommes au service du roi. Nous venons vous demander de nous faire une déclaration qui sera pour le pays et pour le monde entier d’une grande conséquence. Il y va de la santé et peut être de la vie du monarque. C’est pourquoi nous vous prions d’excuser notre question, si étrange et si indiscrète qu’elle vous paraisse, et d’y répondre sans réserve ni réticence aucune. Monsieur le curé, êtes-vous heureux?
M. Miton prit la main de Quatrefeuilles, la pressa et dit d’une voix à peine perceptible.
– Mon existence est une torture. Je vis dans un perpétuel mensonge. Je ne crois pas.
Et deux larmes roulèrent de ses yeux,
XIV UN HOMME HEUREUX
Après avoir toute année vainement parcouru le royaume, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain se rendirent au château de Fontblande où le roi s’était fait transporter pour jouir de la fraîcheur des bois. Ils le trouvèrent dans un état de prostration dont s’alarmait la Cour.
Les invités ne logeaient pas dans ce château de Fontblande, qui n’était guère qu’un pavillon de chasse. Le secrétaire des commandements et le premier écuyer avaient pris logis au village et, chaque jour, ils se rendaient sous bois auprès du souverain. Durant le trajet ils rencontraient sou vent un petit homme qui logeait dans un grand platane creux de la forêt. Il se nommait Mousque et n’était pas beau avec sa face camuse, ses pommettes saillantes et son large nez aux narines toutes rondes. Mais ses dents carrées que ses lèvres rouges découvraient dans un rire fréquent, donnaient de l’éclat et de l’agrément à sa figure sauvage. Comment s’était-il emparé du grand platane creux, personne ne le savait; mais il s’y était fait une chambre bien propre, et munie de tout ce qui lui était nécessaire. A vrai dire il lui fallait peu. Il vivait de la forêt et de l’étang, et vivait très bien. On lui pardonnait l’irrégularité de sa condition parce qu’il rendait des services et savait plaire. Quand les dames du château se promenaient en voiture dans la forêt, il leur offrait, dans des corbeilles d’osier, qu’il avait lui même tressées, des rayons de miel, des fraises Les bois ou le fruit amer et sucré du cerisier des oiseaux. Il était toujours prêt à donner un coup d’épaule aux charrois embourbés et aidait à rentrer les foins quand le temps menaçait. Sans se fatiguer, il en faisait plus qu’un autre. Sa force et son agilité étaient extraordinaires. Il brisait de ses mains la mâchoire d’un loup, attrapait un lièvre à la course et grimpait aux arbres comme un chat. Il faisait pour amuser les enfants des flûtes de roseau, des petits moulins à vent et des fontaines d’Hiéron.
Quatrefeuilles et Saint-Sylvain entendaient souvent dire, dans le village: «Heureux comme Mousque.» Ce proverbe frappa leur esprit et un jour, passant sous le grand platane creux, ils virent Mousque qui jouait avec un jeune mopse et paraissait aussi content que le chien. Ils s’avisèrent de lui demander s’il était heureux.
Mousque ne put répondre, faute d’avoir réfléchi sur le bonheur. Ils lui apprirent en gros et simplement ce que c’était. Et, après y avoir songé un moment, il répondit qu’il l’avait.
A cette réponse, Saint-Sylvain s’écria impétueusement:
– Mousque, nous te procurerons tout ce que tu peux désirer, de l’or, un palais, des sabots neufs, tout ce que tu voudras; donne-nous ta chemise. Sa bonne figure exprima non le regret et la déception, qu’il était bien incapable d’éprouver; mais une grande surprise. Il fit signe qu’il ne pouvait donner ce qu’on lui demandait. Il n’avait pas de chemise.
(1886)