Выбрать главу

Pendant le temps que la duchesse passait chaque année sur ses terres, M. de Boulingrin logeait dans un vieux pigeonnier séparé du château de son amie par un chemin creux qui longeait une mare où les grenouilles jetaient, la nuit, dans les joncs, leurs cris assidus.

Or, un soir, tandis que les derniers reflets du soleil teignaient d’une couleur de sang les eaux croupies, le secrétaire d’État aux Finances vit, au carrefour du chemin, trois jeunes fées qui dansaient en rond et chantaient:

Trois filles dedans un pré…

Mon cœur vole.

Mon cœur vole,

Mon cœur vole à votre gré.

Elles l’enfermèrent dans leur ronde et agitèrent vivement autour de lui leurs formes minces et légères. Leurs visages, dans le crépuscule, étaient obscurs et limpides; leurs chevelures brillaient comme des feux follets.

Elles répétèrent:

Trois filles dedans un pré…

tant que, étourdi, prêt a tomber, il demanda grâce.

Alors la plus belle, ouvrant la ronde;

– Mes sœurs, donnez congé a monsieur de Boulingrin qui va-t-au château baiser sa belle.

Il passa sans avoir reconnu les fées, maîtresses des destinées, et, quelques pas plus loin, il rencontra trois vieilles besacières qui marchaient toutes courbées sur leurs bâtons et ressemblaient de visage à trois pommes cuites dans les cendres. A travers leurs haillons passaient des os plus recouverts de crasse que de chair. Leurs pieds nus allongeaient démesurément des doigts décharnés, semblables aux osselets d’une queue de bœuf.

Du plus loin qu’elles l’aperçurent, elles lui firent des sourires et lui envoyèrent des baisers; elles l’arrêtèrent au passage, l’appelèrent leur mignon, leur amour, leur cœur, le couvrirent de caresses auxquelles il ne pouvait échapper, car, au premier mouvement qu’il faisait pour fuir, elles lui enfonçaient dans la chair les crochets aigus qui terminaient leurs mains.

– Qu’il est beau! qu’il est joli! soupiraient elles.

Avec une longue frénésie elles le sollicitent à les aimer. Puis, voyant qu’elles ne parviennent point à ranimer ses sens glacés d’horreur, elles l’accablent d’invectives, le frappent à coups redoublés de leurs béquilles, le renversent à terre, le foulent aux pieds et, quand il est accablé, brisé, moulu, perclus de tous ses membres, la plus jeune, qui a bien quatre-vingts ans, s’accroupit sur lui, se trousse et l’arrose d’un liquide infect. Il en est aux trois quarts suffoqué; et tout aussitôt les deux autres, remplaçant la première, inondent le mal heureux gentilhomme d’une eau tout aussi puante. Enfin toutes trois s’éloignent en le saluant d’un «Bonsoir, mon Endymion! Au revoir, mon Adonis! Adieu, beau Narcisse!» et le laissent évanoui,

Quand il reprit ses sens, un crapaud, près de lui, filait délicieusement des sons de flûte et une nuée de moustiques dansait devant la lune. Il se releva à très grand’peine et acheva en boitant sa course.

Cette fois encore, M. de Boulingrin avait méconnu les fées, maîtresses des destinées.

La duchesse de Cicogne l’attendait avec impatience.

– Vous venez bien tard, mon ami.

Il lui répondit, en lui baisant les doigts, qu’elle était bien aimable de le lui reprocher. Et il s’excusa sur ce qu’il avait été un peu souffrant.

– Boulingrin, lui dit-elle, asseyez-vous là.

Et elle lui confia qu’elle consentirait volontiers à recevoir de la cassette royale Un don de deux mille écus, propre à corriger les injures du sort à son égard, le pharaon lui ayant été depuis six mois terriblement contraire.

Sur l’avis que la chose pressait, Boulingrin écrivit aussitôt à M. de la Rochecoupée pour lui demander la Homme d’argent nécessaire.

La Rochecoupée se fera une joie de vous l’obtenir, dit-il. Il est obligeant et se plaît à servir ses amis. J’ajouterai qu’on lui reconnaît plus de talents qu’on n’en voit d’ordinaire aux favoris des princes. Il a le goût et l’intelligence des affaires; mais il manque de philosophie. Il croit aux fées, sur le témoignage de ses sens.

– Boulingrin, dit la duchesse, vous puez le pissat de chat.

IV

Dix-sept ans, jour pour jour, s’étaient écoulés depuis l’arrêt des fées. La dauphine était belle comme un astre. Le roi et la reine habitaient avec la Cour la résidence agreste des Eaux Perdues. Qu’ai-je le besoin de conter ce qu’il advint alors? On sait comment la princesse Aurore, courant un jour dans le château, alla jusqu’au faîte d’un donjon où, dans un galetas, une bonne vieille, seulette, filait sa quenouille. Elle n’avait pas entendu parler des défenses que le roi avait faites de filer au fuseau.

– Que faites-vous là, ma bonne femme? demanda la princesse.

– Je file, ma belle enfant, lui répondit la vieille, qui ne la connaissait pas.

– Ah! que cela est joli! reprit la dauphine. Comment faites-vous? Donnez-moi, que je voie si j’en ferais bien autant.

Elle n’eut pas plutôt pris le fuseau qu’elle s’en perça la main et tomba évanouie. (Contes de Perrault, édition André Lefèvre, p. 86.)

Le roi Cloche, averti que l’arrêt des fées était accompli, fit mettre la princesse endormie dans la chambre bleue, sur un lit d’azur brodé d’argent.

Agités et consternés, les courtisans s’apprêtaient des larmes, essayaient des soupirs et se composaient une douleur. De toutes parts se formaient les intrigues; on annonçait que le roi renvoyait ses ministres. De noires calomnies couvaient. On disait que le duc de la Rochecoupée avait composé un philtre pour endormir la dauphine et que M. de Boulingrin était son complice.

La duchesse de Cicogne grimpa par le petit escalier chez son vieil ami, qu’elle trouva en bonnet de nuit, souriant, car il lisait la Fiancéedu roi de Garbe.

Cicogne lui conta la nouvelle et comment la dauphine était en léthargie sur un lit de satin bleu. Le secrétaire d’État l’écouta attentivement:

– Vous ne pensez point, j’espère, chère amie, qu’il y ait la moindre féerie là dedans, dit-il.

Car il ne croyait pas aux fées, bien que trois d’entre elles, anciennes et vénérables, l’eussent assommé de leur amour et de leurs béquilles et trempé jusques aux os d’une liqueur infecte, pour lui prouver leur existence. C’est le défaut de la méthode expérimentale, employée par ces dames, que l’expérience s’adresse aux gens, dont on peut toujours récuser le témoignage.

– Il s’agit bien de fées! s’écria Cicogne. L’accident de madame la dauphine peut nous faire le plus grand tort a vous et à moi. On ne manquera pas de l’attribuer à l’incapacité des ministres, a leur malveillance peut-être. Sait-on jusqu’où peut aller la calomnie? On vous accuse déjà de lésine. A les en croire, vous avez refusé, sur mes conseils intéressés, de payer des gardes à la jeune et infortunée princesse. Bien plus! on parle de magie noire, d’envoûtements. Il faut faire face à l’orage. Montrez-vous, ou vous êtes perdu.