– La calomnie, dit Boulingrin, est le fléau du monde; elle a tué les plus grands hommes. Quiconque sert honnêtement son roi doit se résoudre à payer le tribut a ce monstre qui rampe et qui vole.
– Boulingrin, dit Cicogne, habillez-vous.
Et elle lui arracha son bonnet de nuit, qu’elle jeta dans la ruelle.
Un instant après, ils étaient dans l’antichambre de l’appartement où dormait Aurore, et s’asseyaient sur une banquette, attendant d’être introduits.
Or, à la nouvelle que l’arrêt des destins était accompli, la fée Viviane, marraine de la princesse se rendit en grande hâte aux Eaux-Perdues, et, pour composer une Cour à sa filleule au jour où celle-ci devait se réveiller, elle toucha de sa baguette tout ce qui était dans le château a gouvernantes, filles d’honneur, femmes de chambre, gentilshommes, officiers, maîtres d’hôtel, cuisiniers, marmitons, galopins, gardes, suisses, pages, valets de pied; elle toucha aussi tous 109 chevaux qui étaient dans les écuries, avec les palefreniers, les gros mâtins de la basse-cour et la petite Pouffe, petite chienne de la princesse, qui était auprès d’elle sur son lit. Les broches même, qui étaient au feu toutes pleines de perdrix et de faisans, s’endormirent. (Contes de Perrault, p. 87.)
Cependant Cicogne et Boulingrin attendaient côte à côte sur leur banquette.
– Boulingrin, souffla la duchesse à son vieil ami dans le tuyau de l’oreille, est-ce que cette affaire ne vous paraît pas louche? N’y soupçonnez-vous pas une intrigue des frères du roi pour amener le pauvre homme à abdiquer? On le sait bon père… Ils ont bien pu vouloir le jeter dans le désespoir…
– C’est possible, répondit le secrétaire d’État. Dans tous les cas, il n’y a pas la moindre féerie dans cette affaire. Les bonnes femmes de campagne peuvent seules croire encore à ces contes de Mélusine!
– Taisez-vous, Boulingrin, fit la duchesse. Il n’y a rien d’odieux comme les sceptiques. Ce sont des impertinents qui se moquent de notre simplicité. Je hais les esprits forts; je crois ce qu’il faut croire; mais je soupçonne ici une sombre intrigue…
Au moment où Cicogne prononçait ces paroles, la fée Viviane les toucha tous deux de sa baguette et les endormit comme les autres.
V
«Il crût dans un quart d’heure, tout autour du parc, une si grande quantité de grands arbres et de petits, de ronces et d’épines entre lacées les unes dans les autres, que bête ni homme n’y auraient pu passer; en sorte qu’on ne voyait plus que le haut des tours du château; encore n’était-ce que de bien loin.» (Contes de Perrault, pp. 87- 88.)
Une fois, deux fois, trois fois, cinquante, soixante, octante, nonante et cent fois Uranie referma l’anneau du Temps, et la Belle avec sa cour et Boulingrin auprès de la duchesse sur la banquette de l’antichambre dormaient encore.
Soit qu’on regarde le temps comme un mode de la substance unique, soit qu’on le définisse une des formes du moi sentant ou un état abstrait de l’extériorité immédiate, soit qu’on en fasse purement une loi, un rapport résultant du processus des choses réelles, nous pouvons affirmer qu’un siècle est un certain espace de temps.
VI
Chacun sait la fin de l’enchantement et comment, après cent cycles terrestres, un prince favorisé par les fées traversa le bois enchanté et pénétra jus qu’au lit où dormait la princesse. C’était un principicule allemand qui avait une jolie moustache et des hanches orbiculaires et dont, aussitôt réveillée, elle tomba ou plutôt se leva amoureuse et qu’elle suivit dans sa petite principauté avec une telle précipitation qu’elle n’adressa pas même une parole aux personnes de sa maison qui avaient dormi cent ans avec elle.
Sa première dame d’honneur en fut touchée et s’écria avec admiration;
– Je reconnais le sang de mes rois.
Boulingrin se réveilla au côte de la duchesse de Cicogne en même temps que la dauphine et toute sa maison. Comme il se frottait les yeux:
– Boulingrin, lui dit sa belle amie, vous avez dormi.
– Non pas, répondit-il, non pas, chère madame.
Il était de bonne foi. Ayant dormi sans rêves, il ne s’apercevait pas qu’il avait dormi.
– J’ai, dit-il, si peu dormi que je puis vous répéter ce que vous venez de dire à la seconde.
– Eh bien, qu’est-ce que je viens de dire?
– Vous venez de dire: «Je soupçonne ici une sombre intrigue…»
Toute la petite Cour fut congédiée aussitôt que réveillée; chacun dut pourvoir selon ses moyens à sa réfection et à son équipement.
Boulingrin et Cicogne louèrent au régisseur du château une guimbarde du dix-septième siècle, attelée d’un canasson déjà fort vieux quand il s’était endormi d’un sommeil séculaire, et se firent conduire à la gare des Eaux-Perdues, ou ils prirent un train qui les mit en deux heures dans la capitale du royaume. Leur surprise était grande de tout ce qu’ils voyaient et de tout ce qu’ils entendaient. Mais, au bout d’un quart d’heure, ils eurent épuisé leur étonnement et rien ne les émerveilla plus. Eux-mêmes ils n’intéressaient personne. On ne comprenait absolument rien à leur histoire; elle n’éveillait aucune curiosité, car notre esprit ne s’attache ni à ce qui est trop clair ni à ce qui est trop obscur pour lui. Boulingrin, comme on peut croire, ne s’expliquait pas le moins du monde ce qu’il lui était arrivé. Mais, quand la duchesse lui disait que tout cela n’était point naturel, il lui répondait:
– Chère amie, permettez-moi de vous dire que vous avez une bien mauvaise physique. Rien n’est qui ne soit naturel.
Il ne leur restait plus ni parent, ni amis, ni biens. Ils ne purent retrouver l’emplacement de leur demeure. Du peu d’argent qu’ils avaient sur eux, ils achetèrent une guitare et chantèrent dans les rues. Ils gagnèrent ainsi de quoi manger. Cicogne jouait à la manille, la nuit, dans les cabarets, tous les sous qu’on lui avait jetés dans la journée et, pendant ce temps, Boulingrin, devant un saladier de vin chaud, expliquait aux buveurs qu’il est absurde de croire aux fées.
LA CHEMISE
C’était un jeune berger nonchalamment étendu sur l’herbe de la prairie et charmant sa solitude aux sons du chalumeau… On lui avait enlevé de force ses habits, mais… (Grand Dictionnaire de Pierre Larousse, article CHEMISE; t. IV, p.5; col. 4.)
I LE ROI CHRISTOPHE, SON GOUVERNEMENT, SES MURS, SA MALADIE
Christophe V n’était pas un mauvais roi. Il observait exactement les règles du gouvernement parlementaire et ne résistait jamais aux volontés des Chambres. Cette soumission ne lui coûtait pas beaucoup, car il s’était aperçu que, s’il y a plusieurs moyens d’arriver au pouvoir, il n’y en a pas deux de s’y maintenir ni deux façons de s’y comporter, que ses ministres, quels que fussent leur origine, leurs principes, leurs idées, leurs sentiments, gouvernaient tous d’une seule et même façon et que, en dépit de certaines divergences de pure forme, ils se répétaient les uns les autres avec une exactitude rassurante. Aussi portait-il sans hésitation aux affaires tous ceux que les Chambres lui désignaient, préférant toutefois les révolutionnaires comme plus ardents à imposer leur autorité.