Le docteur Saumon était beau, gracieux, charmant, aimé des dames en qui il s’aimait. Savant élégant, médecin mondain, il reconnaissait encore l’aristocratie dans un caecum et dans un péritoine et observait exactement les distances sociales qui séparent les utérus. Le professeur Machellier, petit, gros, court, en forme de pot, parleur abondant, était plus fat que son collègue Saumon. Il avait les mêmes prétentions et plus de peine à les soutenir. Ils se haïssaient; mais, s’étant aperçus qu’en se combattant l’un l’autre ils se détruisaient tous deux, ils affectaient une entente parfaite et une communion plénière de pensées: l’un n’avait pas plutôt exprimé une idée que l’autre la faisait sienne. Bien qu’ayant de leurs facultés et de leur intelligence une mésestime réciproque, ils ne craignaient pas de changer entre eux d’opinion, sachant qu’ils n’y risquaient rien et ne perdraient ni ne gagneraient au change, puisque c’étaient des opinions médicales. Au début, la maladie du roi ne leur causait pas d’inquiétude. Ils comptaient que le malade en guérirait pendant qu’ils le soigneraient et que cette coïncidence serait notée à leur avantage. Ils prescrivirent d’un commun accord une vie sévère (Quibus nervi dolent Venus inimica), un régime tonique, de l’exercice en plein air, l’emploi raisonné de l’hydrothérapie. Saumon, à l’approbation de Machellier, préconisa le sulfure de carbone et le chlorure de méthyle; Machellier, avec l’acquiescement de Saumon, indiqua les opiacés, le chloral et les bromures.
Mais plusieurs mois s’écoulèrent sans que l’état du roi parût s’amender si peu que ce fût. Et bientôt les souffrances devinrent plus vives.
– Il me semble, leur dit un jour Christophe V étendu sur sa chaise longue, il me semble qu’une nichée de rats me grignotent les entrailles, pendant qu’un nain horrible, un kobold en capuchon, tunique et chausses rouges, descendu dans mon estomac, l’entame à coups de pic et le creuse profondément.
– Sire, dit le professeur Machellier, c’est une douleur sympathique.
– Je la trouve antipathique, répondit le roi.
Le docteur Saumon intervint:
– Ni l’estomac, Sire, ni l’intestin de Votre Majesté n’est malade, et, s’ils vous causent une souffrance, c’est, disons-nous, par sympathie avec votre plexus solaire, dont les innombrables filets nerveux, emmêlés, embrouillés, tiraillent dans tous les sens l’intestin et l’estomac comme autant de fils de platine incandescent.
– La neurasthénie, dit Machellier, véritable Protée pathologique…
Mais le roi les congédia tous deux.
Quand ils furent partis:
– Sire, dit M. de Saint-Sylvain, premier secrétaire des commandements, consultez le docteur Rodrigue.
– Oui, Sire, dit M. de Quatrefeuilles, faites appeler le docteur Rodrigue. Il n’y a que cela à faire.
A cette époque le docteur Rodrigue étonnait l’univers. On le voyait presque en même temps dans tous les pays du globe. Il faisait payer ses visites d’un prix tel que les milliardaires reconnaissaient sa valeur. Ses confrères du monde entier, quoi qu’ils pussent penser de son savoir et de son caractère, parlaient avec respect d’un homme qui avait porté à une hauteur inouïe jusque-là les honoraires des médecins; plusieurs préconisaient ses méthodes, prétendant les posséder et les appliquer à prix réduits et contribuaient ainsi à sa célébrité mondiale. Mais, comme le docteur Rodrigue se plaisait à exclure de sa thérapeutique les produits de laboratoire et les préparations des officines pharmaceutiques, Comme il n’observait jamais les formules du codex, ses moyens curatifs présentaient une bizarrerie déconcertante et des singularités inimitables.
M. de Saint-Sylvain, sans avoir pratiqué Rodrigue, avait en lui une foi absolue et y croyait comme en Dieu.
Il supplia le roi de faire appeler le docteur qui opérait des miracles. Ce fut en vain.
– Je m’en tiens, dit Christophe V, à Saumon et Machellier, je les connais, je sais qu’ils ne sont capables de rien; tandis que je ne sais pas ce dont est capable ce Rodrigue.
II LE REMÈDE DU DOCTEUR RODRIGUE
Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deux médecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrent tout à fait insupportables; du plus loin qu’il voyait les belles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieux du docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées sur le crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournait farouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurs potions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient la chambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plus rien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais il prit grand soin d’observer au rebours leurs prescriptions: il demeurait étendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ils lui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à la diète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation; et montrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’en pouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver. Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecine est un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on les prenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais il n’en allait pas mieux.
Ses douleurs abondantes et variées ne le quittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’était établie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse et guerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, y transportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs par milliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges, donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés. Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de ses mandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.
– Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain, faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.
Mais le roi haussa les épaules et, dans un moment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et se remit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule et prit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alors dans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. A la suite de cette abstinence et de ces soins, il fut saisi d’un tel accès de suffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux de la tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visage congestionné y faisait un cadran rouge.
– C’est le plexus cardiaque qui est en pleine révolte, dit le professeur Machellier.
– En grande effervescence, ajouta le docteur Saumon.
M. de Saint-Sylvain trouva l’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteur Rodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecin de plus.
– Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteur Rodrigue n’est pas un médecin.
– Ah! s’écria Christophe V, ce que vous dites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et me prévient en sa faveur. Il n’est pas médecin? Qu’est-il?
– Un savant, un homme de génie, Sire, qui a découvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant et qui les applique à la médecine.