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Le roi s’excusa et promit d’obéir.

Le docteur Rodrigue, qui avait déjà gagné la porte, se retourna:

– Faites-la légèrement chauffer, dit-il, avant de vous en servir.

III MM. DE QUATREFEUILLES ET DE SAINT-SYLVAIN CHERCHENT UN HOMME HEUREUX DANS LE PALAIS DU ROI.

Pressé de revêtir cette chemise dont il attendait sa guérison, Christophe fit appeler M. de Quatrefeuilles, son premier écuyer, et de M. de Saint Sylvain, secrétaire de ses commandements, et les chargea de la lui procurer dans le moins de temps qu’il leur serait possible. Il fut convenu qu’ils garderaient un secret absolu sur l’objet de leurs recherches. On avait à craindre en effet que, si le public venait à savoir quelle sorte de remède convenait au roi, une multitude de malheureux et spécialement les personnes les plus infortunées, les plus accablées de misère, n’offrissent leur chemise dans l’espoir d’une récompense. On redoutait aussi que les anarchistes n’envoyassent des chemises empoisonnées.

Ces deux gentilshommes pensèrent qu’ils pourraient se procurer le médicament du docteur Rodrigue sans quitter le palais, et se mirent à l’œil-de-bœuf d’où l’on voyait passer les courtisans. Ceux qu’ils aperçurent avaient la mine longue, le visage hâve; ils portaient leur mal écrit sur la figure; ils se consumaient du désir d’une charge, d’un ordre, d’un privilège, d’un bouton. Mais, descendus dans les grands appartements, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain trouvèrent M. du Bocage dormant dans un fauteuil, la bouche retroussée jusqu’aux pommettes, les narines dilatées, les joues rondes et rayonnantes comme deux soleils, la poitrine harmonieuse, le ventre rythmique et paisible, riant, transpirant la joie depuis la voûte étincelante du crâne jusqu’aux orteils en éventail dans de légers escarpins, au bout des jambes écartées.

A cette vue:

– Ne cherchons pas davantage, dit Quatrefeuilles. Quand il sera éveillé, nous lui demanderons sa chemise.

Aussitôt, le dormeur se frotta les yeux, s’étira et regarda piteusement tout autour de lui. Les coins de sa bouche s’abaissaient; ses joues tombaient, ses paupières pendaient comme du linge aux fenêtres des pauvres; de sa poitrine sortait un souffle plaintif; toute sa personne exprimait l’ennui, le regret et la déception.

Reconnaissant le secrétaire des commandements et le premier écuyer:

– Ah! Messieurs, je viens de faire un beau rêve. J’ai rêvé que le roi érigeait en marquisat ma terre du Bocage. Hélas! ce n’est qu’un rêve et je sais trop bien que les intentions du roi sont toutes contraires.

– Passons, dit Saint-Sylvain. Il se fait tard; nous n’avons pas de temps à perdre.

Ils croisèrent dans la galerie un pair du royaume qui étonnait le monde par la force de son caractère et la profondeur de son esprit. Ses ennemis ne niaient point son désintéressement, sa franchise ni son courage. On savait qu’il écrivait ses mémoires et chacun le flattait dans l’espoir d’y figurer honorablement aux yeux de la postérité.

– Il est peut-être heureux, dit Saint-Sylvain.

– Demandons-le-lui, dit Quatrefeuilles.

Ils l’abordèrent, échangèrent avec lui quelques propos et, mettant la conversation sur le bonheur, firent la question qui les intéressait.

– Les richesses, les honneurs ne me touchent pas, répondit-il, et les affections même les plus légitimes et les plus naturelles, les soins de famille, les plaisirs de l’amitié ne remplissent pas mon cœur. Je n’ai d’affection qu’au bien public, et c’est la plus malheureuse des passions et l’amour la plus contrariée.

«J’ai été au pouvoir; je me suis refusé à soutenir des fonds du trésor et du sang de mes soldats les expéditions organisées par des flibustiers et des mercantis pour leur propre enrichissement et la ruine publique; je n’ai pas livré la flotte et l’armée en proie aux fournisseurs et je suis tombé sous les calomnies de tous ces fripons qui me reprochaient, aux applaudissements de la foule imbécile, de trahir les intérêts sacrés et la gloire de ma patrie. Contre les bandit de haute volée personne ne m’a soutenu. A voir de quelle sottise et de quelle lâcheté est fait le sentiment populaire, je regrette le pouvoir absolu. La faiblesse du roi me désespère; la petitesse des grands m’est un spectacle affreux; l’impéritie et l’improbité des ministres, l’ignorance, la bassesse et la vénalité des représentants du peuple me jettent dans des alternatives de stupeur et de rage. Pour me soulager des maux que j’endure le jour, je les écris la nuit et rends ainsi le fiel dont je me nourris.

Quatrefeuilles et Saint-Sylvain tirèrent leur chapeau au noble pair et, faisant quelques pas dans la galerie, se trouvèrent face à face avec un tout petit homme, apparemment bossu, car on lui voyait le dos par-dessus la tête, et qui, de façon mignarde, se dandinait avantageusement.

– Il est inutile, dit Quatrefeuilles, de s’adresser celui-là.

– Qui sait? fit Saint-Sylvain.

– Croyez-moi: je le connais, reprit l’écuyer; je suis son confident. Il est content de lui et parfaitement satisfait de sa personne, et il a des raisons de l’être. Ce petit bossu est la coqueluche des femmes. Dames de la cour, dames de la ville, comédiennes, bourgeoises, filles galantes, coquettes, prudes, dévotes, les plus fières, les plus belles sont à ses pieds. Il perd, à les contenter, sa santé et la vie et, devenu mélancolique, porte la peine d’être un porte-bonheur.

Le soleil se couchait et, sur l’avis que le roi ne paraîtrait point aujourd’hui, les derniers courtisans vidaient les appartements.

– Je donnerais volontiers ma chemise, dit Quatrefeuilles. J’ai, je puis dire, une heureuse nature. Toujours content; je bois et mange bien, je dors bien. On me fait compliment de ma mine fleurie; on me trouve bon visage: aussi n’est-ce pas du visage que je me plains. Je sens à la vessie une chaleur et un poids qui me gâtent la joie de vivre. Ce matin j’ai mis au jour une pierre grosse comme un œuf de pigeon. Je craindrais que ma chemise ne valût rien pour le roi.

– Je donnerais bien la mienne, dit Saint Sylvain. Mais j’ai aussi ma pierre: c’est ma femme. J’ai épousé la plus laide et la plus méchante créature qui ait jamais existé, et, bien qu’on sache que l’avenir est à Dieu, j’ajoute hardiment la plus méchante et la plus laide qui existera jamais, car la répétition d’un pareil original est d’une telle improbabilité qu’on peut pratiquement la dire impossible. Il est des jeux auxquels la nature ne se livre pas deux fois…

Puis, quittant ce pénible sujet:

– Quatrefeuilles, mon ami, nous avons manqué de sens. Ce n’est pas à la cour ni chez les puissants de ce monde qu’il faut chercher un heureux.

– Vous parlez comme un philosophe, riposta Quatrefeuilles; vous vous exprimez comme ce gueux de Jean-Jacques. Vous vous faites du tort. Il y a autant d’hommes heureux et dignes de l’être dans les palais des rois et dans les hôtels de l’aristocratie que dans les cafés des gens de lettres et dans les cabarets fréquentés par les ouvriers manuels. Si nous n’en avons pas trouvé aujourd’hui sous ces lambris, c’est qu’il se faisait tard et que nous n’avons pas eu de chance favorable. Allons ce soir au jeu de la reine, et nous y aurons meilleure fortune.

– Chercher un homme heureux autour d’une table de jeu!, s’écria Saint-Sylvain, autant chercher un collier de perles dans un champ de navets et une vérité dans la bouche d’un homme d’État!… L’ambassadeur d’Espagne donne cette nuit une fête, toute la ville y sera. Allons-y et nous mettrons facilement la main sur une bonne et convenable chemise.