L’ambassadeur d’un peuple orgueilleux, qui marchandait au roi Christophe son amitié intéressée, passait alors, superbe et solitaire, sur la pelouse. Il s’approcha du grand homme et s’inclina légèrement devant lui. Aussitôt Jeronimo se transforma: une sereine et douce gravité, un calme souverain se répandit sur son visage et les sonorités éteintes de sa voix flattèrent des plus nobles caresses du langage l’oreille de l’ambassadeur. Toute son attitude exprimait l’entente des affaires extérieures, l’esprit des congrès et des conférences; il n’était jusqu’à sa cravate en ficelle, sa chemise bouffante et son pantalon éléphantique qui ne prissent par miracle la dignité diplomatique et l’air des ambassades.
Les invités s’écartèrent et les deux illustres personnages causèrent longtemps ensemble sur un ton amical, et parurent sur un pied d’intimité qui fut très observé et très commenté par les hommes politiques et les dames de la «carrière».
– Jeronimo, disait l’un, sera ministre d affaires étrangères quand il voudra.
– Lorsqu’il le sera, disait l’autre, il mettra le roi dans sa poche.
L’ambassadrice d’Autriche, l’examinant à travers sa face-à-main, dit:
– Ce garçon est intelligent, il se fera.
L’entretien terminé, Jeronimo s’en fut faire un tour de jardin avec son fidèle Jobelin, espèce d’échassier à tête de hibou qui ne le quittait jamais.
Le secrétaire des commandements et le premier écuyer le suivirent.
– C’est sa chemise qu’il nous faut, dit tout bas Quatrefeuilles. Mais la donnera-t-il? Il est socialiste et combat le gouvernement du roi.
Bah! ce n’est pas un méchant homme, répliqua Saint-Sylvain, et il a de l’esprit. Il ne doit pas souhaiter de changement, puisqu’il est de l’opposition. Il n’a pas de responsabilité; sa situation est excellente: il doit y tenir. Un bon opposant est toujours conservateur. Ou je me trompe fort, ou ce démagogue serait bien fâché de nuire à son roi. Si l’on négocie habilement, on obtiendra la chemise. Il traitera avec la Cour, comme Mirabeau. Mais il faut qu’il soit assuré du secret.
Tandis qu’ils parlaient ainsi, Jeronimo se promenait, le chapeau sur l’oreille, faisait le moulinet avec sa canne, répandait son humeur hilare en plaisanteries, en badinages, en rires, en exclamations, en mauvais jeux de mots, en calembours obscènes et scatologiques, en fredons. Cependant, à quinze pas devant lui, le duc des Aulnes, arbitre des élégances et prince de la jeunesse, rencontrant une dame de sa connaissance, la salua très simplement d’un petit geste sec, mais non sans grâce. Le tribun l’observa d’un regard attentif, puis, devenu sombre et songeur, il abattit sa main pesante sur l’épaule de son échassier:
– Jobelin, lui dit-il, je donnerais ma popularité et dix ans de ma vie pour porter le frac et parler aux femmes comme ce freluquet.
Il avait perdu sa gaieté. Il allait maintenant, morne, la tête basse et regardait sans plaisir son ombre que la lune ironique lui jetait dans les jambes comme un poussah bleu.
– Qu’a-t-il dit?… Se moque-t-il? demanda Quatrefeuilles inquiet.
– Il n’a jamais été plus sincère ni plus sérieux, répondit Saint-Sylvain. Il vient de nous découvrir la plaie qui le ronge. Jeronimo ne se console pas de manquer d’aristocratie et d’élégance. Il n’est pas heureux. Je ne donnerais pas quatre sols de sa chemise.
Le temps s’écoulait et la recherche s’annonçait laborieuse. Le secrétaire des commandements et le premier écuyer décidèrent de poursuivre leur enquête chacun de son coté et convinrent de se retrouver pendant le souper dans le petit salon jaune pour s’instruire réciproquement du résultat de leur enquête. Quatrefeuilles interrogeait de préférence les militaires, les grands seigneurs et les gros propriétaires, et ne négligeait pas de s’enquérir auprès des femmes. Saint-Sylvain, plus pénétrant, lisait dans les yeux des financiers et sondait les reins des diplomates.
Ils se rejoignirent à l’heure dite, tous deux las et la mine allongée.
– Je n’ai vu que des heureux, dit Quatrefeuilles, et leur bonheur à tous, était gâté. Les militaires sèchent du désir d’une croix, d’un grade ou d’une dotation. Les avantages et les honneurs obtenus par leurs rivaux leur ravagent le foie. A la nouvelle que le général de Tintille était nommé duc des Comores, je les ai vus jaunes comme du coco et verts comme des lézards. L’un d’eux devint pourpre: c’était d’apoplexie. Nos gentilshommes crèvent à la fois d’ennui et de tracas sur leurs terres; toujours en procès avec leurs voisins, dévorés par les hommes de loi, ils traînent dans les soucis leur pesante oisiveté.
– Je n’ai pas mieux trouvé que vous! dit Saint-Sylvain. Et ce qui me frappe, c’est de voir que les hommes ont pour souffrir des motifs contraires et des raisons opposées. J’ai vu le prince des Estelles malheureux parce que sa femme le trompe, non qu’il l’aime, mais il a de l’amour propre, et le duc de Mauvert malheureux de ce que sa femme ne le trompe pas et le frustre ainsi des moyens de relever sa maison ruinée. Celui-ci est excédé par ses enfants; celui-là se désespère de n’en pas avoir. J’ai rencontré des bourgeois qui ne rêvent que d’habiter la campagne et des campagnards qui ne pensent qu’à s’établir à la ville. J’ai reçu la confidence de deux hommes d’honneur, l’un, inconsolable d’avoir tué en duel l’homme qui lui avait pris sa maîtresse; l’autre, désespéré d’avoir manqué son rival.
– Je n’aurais jamais cru, soupira Quatrefeuilles, qu’il fût si difficile de rencontrer un homme heureux.
– Peut-être aussi que nous nous y prenons mal, objecta Saint-Sylvain: nous cherchons au hasard, sans méthode, nous ne savons pas au juste ce que nous cherchons. Nous n’avons pas défini le bonheur. Il faut le définir.
– Ce serait du temps perdu, répondit Quatre feuilles.
– Je vous demande pardon, répliqua Saint Sylvain. Quand nous l’aurons défini, c’est-à-dire limité, déterminé, fixé en son lieu et en son temps, nous aurons plus de moyens de le trouver.