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– Encore un chapeau de fichu!

Il avait été militaire et avait jadis servi son roi comme lieutenant de dragons. C’est pourquoi il eut une idée: il alla acheter chez le libraire de l’état-major, sur la place d’armes, à l’angle de la rue des Grandes-Écuries, une carte du royaume et un plan de la capitale.

– On ne doit jamais se mettre en campagne sans cartes! dit-il. Mais le diable, c’est de les lire. Voici notre ville avec ses environs. Par où commencerons-nous? Par le nord ou par le sud, par l’est ou par l’ouest? On a remarqué que les villes s’accroissaient toutes par l’ouest. Peut-être y a-t-il là un indice qu’il ne faut pas négliger. Il est possible que les habitants des quartiers occidentaux, à l’abri du vent malin de l’est, jouissent d’une meilleure santé, aient l’humeur plus égale et soient plus heureux. Ou plutôt, commençons par les coteaux charmants qui s’élèvent au bord de la rivière, à dix lieues au sud de la ville. C’est là qu’habitent, en cette saison, les plus opulentes familles du pays. Et, quoi qu’on dise, c’est parmi les heureux qu’il faut chercher un heureux.

– Quatrefeuilles, répondit le secrétaire des commandements, je ne suis pas un ennemi de la société, je ne suis pas un adversaire du bonheur public. Je vous parlerai des riches en honnête homme et en bon citoyen. Les riches sont dignes de vénération et d’amour; ils entretiennent l’État en s’enrichissant encore et, bienfaisants même sans le vouloir, ils nourrissent une multitude de personnes qui travaillent à la conservation et à l’accroissement de leurs biens. Oh! que la richesse privée est belle, digne, excellente! Comme elle doit être ménagée, allégée, privilégiée par le sage législateur et combien il est inique, perfide, déloyal, contraire aux droits les plus sacrés, aux intérêts les plus respectables et funeste aux finances publiques de grever l’opulence! C’est un devoir social de croire à la bonté des riches; il est doux aussi de croire à leur bonheur. Allons, Quatrefeuilles!

VII DES RAPPORTS DE LA RICHESSE AVEC LE BONHEUR

Résolu de s’adresser d’abord au meilleur, au plus riche, Jacques Felgine-Cobur, qui possédait des montagnes d’or, des mines de diamant, des mers de pétrole, ils longèrent longtemps les murs de son parc, qui renfermait des prairies immenses, des forêts, des fermes, des villages; et à chaque porte du domaine où ils se présentaient, on les renvoyait à une autre. Las d’aller et de venir et de virer sans cesse, ils avisèrent un cantonnier qui sur la route, devant une grille armoriée, cassait des pierres, et lui demandèrent Si c’était par cette entrée qu’on passait pour se rendre chez M. Jacques Felgine-Cobur qu’ils désiraient voir.

L’homme redressa péniblement sa maigre échine et tourna vers eux son visage creux, masqué de lunettes grillées.

– Monsieur Jacques Felgine-Cobur, c’est moi, dit-il.

Et, les voyant surpris:

– Je casse les pierres: c’est ma seule distraction.

Puis, se courbant de nouveau, il frappa de son marteau un caillou qui se brisa avec un bruit sec.

Tandis qu’ils s’éloignaient:

– Il est trop riche, dit Saint-Sylvain. Sa fortune l’écrase. C’est un malheureux.

Quatrefeuilles pensait se rendre ensuite chez le rival de Jacques Felgine-Cobur, chez le roi du fer, Joseph Machero, dont le château tout neuf dressait horriblement sur la colline voisine ses tours crénelées et ses murs percés de mâchicoulis, hérissés d’échauguettes. Saint-Sylvain l’en dissuada.

– Vous avez vu son portrait: il a l’air minable on sait par les journaux qu’il est piétiste, vit comme un pauvre, évangélise les petits garçons et chante des psaumes à l’église. Allons plutôt chez le prince de Lusance. Celui-là est un véritable aristocrate, qui sait jouir de sa fortune. Il fuit le tracas des affaires et ne va pas à la cour. Il est amateur de jardins et a la plus belle galerie de tableaux du royaume.

Ils s’annoncèrent. Le prince de Lusance les reçut dans son cabinet des antiques ou l’on voyait la meilleure copie grecque qu’on connaisse de l’Aphrodite de Cnide, œuvre d’un ciseau vraiment praxitélien et pleine de vénusté. La déesse semblait humide encore de l’onde marine. Un médaillier en bois de rose, qui avait appartenu à madame de Pompadour, contenait les plus belles pièces d’or et d’argent de Grèce et de Sicile. Le prince, fin connaisseur, rédigeait lui-même le catalogue de ses médailles. Sa loupe traînait encore sur la vitrine des pierres gravées, jaspes, onyx, sardoines, calcédoilles, renfermant dans la grandeur de l’ongle des figures d’un style large, des groupes composés avec une ampleur magnifique. Il prit d’une main amoureuse sur sa table un petit faune de bronze pour en faire admirer à ses visiteurs le galbe et la patine, et son langage était digne du chef-d’œuvre qu’il expliquait.

– J’attends, ajouta-t-il, un envoi d’argenterie antique, des tasses et des coupes qu’on dit plus belles que celles d’Hildesheim et de Bosco-reale! Je suis impatient de les voir. Monsieur de Caylus ne connaissait pas de volupté plus grande que de déballer des caisses. c’est mon sentiment.

Saint-Sylvain sourit:

– On dit pourtant, mon cher prince, que vous êtes expert on toutes les voluptés.

– Vous me flattez, monsieur de Saint-Sylvain. Mais je crois que l’art du plaisir est le premier de tous, et que les autres n’ont de prix que par le concours qu’ils prêtent a celui-là.

Il conduisit ses hôtes dans sa galerie de tableaux, où se concertaient les tons argentés de Véronèse, l’ambre du Titien, les rougeurs de Rubens, les rousseurs de Rembrandt, le gris et les roses de Vélasquez; où toutes les palettes chantantes formaient une harmonie glorieuse. Un violon dormait oublié sur un fauteuil devant le portrait d’une dame brune, à bandeaux plats, le teint olivâtre; ses grands yeux marrons lui mangeant les joues: une inconnue, dont Ingres avait caressé les formes d’une main amoureuse et sûre.

– Je vais vous avouer ma manie, dit le prince de Lusance. Parfois, quand je suis seul, je joue devant ces tableaux et j’ai l’illusion de traduire par des sons l’harmonie des couleurs et des lignes. Devant ce portrait, j’essaye de rendre la ferme caresse du dessin et, découragé, je laisse mon violon.

Une fenêtre s’ouvrait sur le parc. Le prince et ses hôtes s’accoudèrent au balcon.

– Quelle belle vue! s’écrièrent Quatrefeuilles et Saint-Sylvain.

Des terrasses, chargées de statues, d’orangers et de fleurs, conduisaient par de lents et faciles escaliers à la pelouse bordée de charmille et aux bassins où l’eau jaillissait en gerbes blanches des conques des tritons et des urnes des nymphes. A droite et à gauche une mer de verdure étendait ses houles apaisées j jusqu’à la rivière lointaine dont on suivait le fil argenté entre les peupliers, sous les collines enveloppées de brumes roses.

Naguère souriant, le prince attachait un regard soucieux sur un point de cette vaste et belle étendue.

– Ce tuyau!… murmura-t-il d’une voix altérée, en désignant du doigt une cheminée d’usine qui fumait à plus d’une demi-lieue du parc.

– Cette cheminée? On ne la voit guère, dit Quatrefeuilles.

– Je ne vois qu’elle, répondit le prince. Elle me gâte toute cette vue, elle me gâte la nature entière, elle me gâte la vie. Le mal est sans remède. Elle appartient à une compagnie qui ne veut céder son usine à aucun prix. J’ai essayé de tous les moyens pour la masquer; je n’ai pas pu. J’en suis malade.