Les médecins, ayant employé divers médicaments sans effet, l’avertirent que le seul remède convenable à son mal était de prendre une jeune épouse. Alors il songea à sa petite cousine Angèle de la Garandine, qu’il pensait qu’on lui accorderait volontiers, parce qu’elle n’avait pas de bien. Ce qui l’encourageait à la prendre pour femme, c’est qu’elle passait pour simple et sans connaissance. Ayant été trompé par une femme d’esprit, une sotte le rassurait. Il épousa mademoiselle de la Garandine et s’aperçut de la fausseté de ses prévisions. Angèle était douce, Angèle était bonne, Angèle l’aimait; elle n’était pas d’elle-même portée au mal, mais les moins habiles l’y induisaient facilement a toute heure. Il suffisait de lui dire: «Faites ceci de peur des oripeaux; entrez ici de crainte que le loup-garou ne vous mange»; ou bien encore: «Fermez les yeux et prenez ce petit remède»; et aussitôt l’innocente, faisait au gré des fripons qui voulaient d’elle ce qu’il était bien naturel d’en vouloir, Car elle était jolie. M. de Montragoux, trompé et offensé par cette innocente autant et plus qu’il ne l’avait été par Blanche de Gibeaumex, avait en outre le malheur de le savoir, car Angèle était bien trop candide pour lui rien cacher. Elle lui disait: «Monsieur, on m’a dit ceci; on m’a fait ceci; on m’a pris ceci; j’ai vu cela; j’ai senti cela.» Et, par son ingénuité, elle faisait souffrir à ce pauvre seigneur des tourments inimaginables. Il les souffrait avec constance. Cependant il lui arrivait de dire à cette simple créature: «Vous êtes une dinde!» et de lui donner des soufflets. Ces soufflets lui commencèrent une renommée de cruauté qui ne devait plus s’éteindre. Un moine mendiant, qui passait par les Guillettes, tandis que M. de Montragoux chassait la bécasse, trouva madame Angèle qui cousait un jupon de poupée. Ce bon religieux, s’avisant qu’elle était aussi simple que belle, l’emmena sur son âne en lui faisant croire que l’ange Gabriel l’attendait dans un fourré du bois pour lui mettre des jarretières de perles. On croit que le loup la mangea car on ne la revit oncques plus.
Après une si funeste expérience, comment la Barbe-Bleue se résolut-il à contracter une nouvelle union? C’est ce qu’on ne pouvait comprendre si l’on ne savait le pouvoir d’un bel œil sur un cœur bien né. Cet honnête gentilhomme rencontra dans un château du voisinage, où il fréquentait, une jeune orpheline de qualité, nommée Alix de Pontalcin, qui, dépouillée de tous ses biens par un tuteur avide, ne songeait plus qu’à s’enfermer dans un couvent. Des amis officieux s’entremirent pour changer sa résolution et la décider à accepter la main de M. de Montragoux. Elle était parfaitement belle. La Barbe-Bleue, qui se promettait de goûter entre ses bras un bonheur infini, fut une fois de plus trompé dans ses espérances, et cette fois éprouva un mécompte qui, par l’effet de sa complexion, lui devait être plus sensible encore que tous les déplaisirs qu’il avait soufferts en ses précédents mariages. Alix de Pontalcin refusa obstinément de donner une réalité à l’union à laquelle elle avait pourtant consenti. En vain M. de Montragoux la pressait de devenir sa femme; elle résistait aux prières, aux larmes, aux objurgations, se refusait aux caresses les plus légères de son époux et courait s’en fermer dans le cabinet des princesses infortunées, où elle demeurait seule et farouche des nuits entières. On ne sut jamais la cause d’une résistance si contraire aux lois divines et humaines; on l’attribua à ce que M. de Montragoux avait la barbe bleue, mais ce que nous avons dit tout à l’heure de cette barbe rend une telle supposition peu vraisemblable. Au reste, c’est un sujet sur lequel il est difficile de raisonner. Le pauvre mari endurait les souffrances les plus cruelles. Pour les oublier, il chassait avec rage, crevant chiens, chevaux et piqueurs. Mais, quand il rentrait harassé, fourbu dans son château, il suffisait de la vue de mademoiselle de Pontalcin pour réveiller à la fois ses forces et ses tourments. Enfin, n’y pouvant tenir, il demanda à Rome l’annulation d’un mariage qui n’était qu’un leurre, et l’obtint selon le droit canon et moyennant un beau présent au Saint-Père. Si M. de Montragoux congédia mademoiselle de Pontalcin avec les marques de respect qu’on doit à une femme et sans lui casser sa canne sur le dos, c’est qu’il avait l’âme forte, le cœur grand et qu’il était maître de lui comme des Guillettes. Mais il jura que rien de femelle n’entrerait désormais dans ses appartements. Heureux s’il avait jusqu’au bout tenu son serment!
III
Quelques années s’étaient passées depuis que M. de Montragoux avait congédié sa sixième femme, et l’on ne gardait plus, dans la contrée, qu’un souvenir confus des calamités domestiques qui avaient fondu sur la maison de ce bon seigneur. On ne savait ce que ses femmes étaient devenues, et l’on en faisait le soir, au village, des contes à faire dresser les cheveux sur la tête; les uns y croyaient et les autres non. A cette époque, une veuve sur le retour, la dame Sidonie de Lespoisse, vint s’établir avec ses enfants dans le manoir de la Motte-Giron, à deux lieues, à vol d’oiseau, du château des Guillettes. D’où elle venait, ce qu’avait été son époux, tout le monde l’ignorait. Les uns pensaient, pour l’avoir entendu dire, qu’il avait tenu certains emplois en Savoie ou en Espagne; d’autres disaient qu’il était mort aux Indes; plusieurs s’imaginaient que sa veuve possédait des terres immenses; quelques-uns en doutaient beaucoup. Cependant elle menait grand train et invitait à la Motte-Giron toute la noblesse de la contrée. Elle avait deux filles, dont l’aînée, Anne, près de coiffer Sainte-Catherine, était une fine mouche. Jeanne, la plus jeune, bonne à marier, cachait sous les apparences de l’ingénuité une précoce expérience du monde. La dame de Lespoisse avait aussi deux garçons de vingt et vingt-deux ans, fort beaux et bien faits, dont l’un était dragon et l’autre mousquetaire. Je dirai, pour avoir vu son brevet, que celui-ci était mousquetaire noir. Il n’y paraissait pas quand il allait à pied, car les mousquetaires noirs se distinguaient des mousquetaires gris, non par la couleur de leur habit, mais par la robe de leur cheval. Ils portaient, les uns comme les autres, la soubreveste de drap bleu galonné d’or. Quant aux dragons, ils se reconnaissaient à une espèce de bonnet de fourrure dont la queue leur tombait galamment sur l’oreille. Les dragons avaient la réputation de mauvais garnements, témoin la chanson:
Ce sont les dragons qui viennent: Maman, sauvons-nous!
Mais on aurait cherché vainement dans les deux régiments des dragons de Sa Majesté un aussi grand paillard, un aussi grand écornifleur et un aussi bas coquin que Cosme de Lespoisse. Son frère était, auprès de lui, un honnête garçon. Ivrogne et joueur, Pierre de Lespoisse plaisait aux dames et gagnait aux cartes; c’étaient là les seuls moyens de vivre qu’on lui connût.