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– Croyez-vous donc, demanda le roi, que les gens heureux se couchent comme les poules? N’y a-t-il plus de lieux de plaisir dans ma capitale? N’y a-t-il plus de restaurants de nuit? Mon préfet de police a fait fermer tous les claquedents: n’en sont-ils pas moins ouverts? Mais je n’aurai pas besoin d’aller dans les cercles. Je trouverai ce que je cherche dans la rue, sur les bancs.

A peine habillé, Christophe V enjamba madame de la Poule qui se tordait à terre dans des convulsions, dégringola les escaliers et traversa le jardin à la course. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, consternés, le suivaient de loin, en silence.

X SI LE BONHEUR EST DE NE SE PLUS SENTIR

Parvenu à la grande route, ombragée de vieux ormes, qui bordait le Parc royal, il aperçut un homme jeune et d’une admirable beauté qui, appuyé contre un arbre, contemplait avec une expression d’allégresse les étoiles qui traçaient dans le ciel pur leurs signes étincelants et mystérieux. La brise agitait sa chevelure bouclée, un reflet des clartés célestes brillait dans son regard.

«J’ai trouvé!» pensa le roi.

Il s’approcha de ce jeune homme riant et si beau, qui tressaillit légèrement à sa vue.

– Je regrette, monsieur, dit le prince, de troubler votre rêverie. Mais la question que je vais vous faire est pour moi d’un intérêt vital. Ne refusez pas de répondre à un homme qui est peut-être à même de vous obliger, et qui ne sera pas ingrat. Monsieur, êtes-vous heureux?

– Je le suis.

– Ne manque-t-il rien à votre bonheur?

– Rien. Sans doute, il n’en a pas toujours été ainsi. J’ai, comme tous les hommes, éprouvé le mal de vivre et peut-être l’ai-je éprouvé plus douloureusement que la plupart d’entre eux. Il ne me venait ni de ma condition particulière, ni de circonstances fortuites, mais du fond commun à tous les hommes et à tout ce qui respire; j’ai connu un grand malaise: il est entièrement dissipé. Je goûte un calme parfait, une douce allégresse; tout en moi est contentement, sérénité, satisfaction profonde; une joie subtile me pénètre tout entier. Vous me voyez, monsieur, au plus beau moment de ma vie, et, puisque la fortune me fait vous rencontrer, je vous prends à témoin de mon bonheur. Je suis enfin libre, exempt des craintes et des terreurs qui assaillent les hommes, des ambitions qui les dévorent et des folles espérances qui les trompent. Je suis au-dessus de la fortune; j’échappe aux deux invincibles ennemis des hommes, l’espace et le temps. Je peux braver les destins. Je possède un bonheur absolu et me confonds avec la divinité. Et cet heureux état est mon ouvrage; il est dû à une résolution que j’ai prise, si sage, si bonne, si belle, si ver tueuse, si efficace, qu’à la tenir on se divinise.

«Je nage dans la joie, je suis magnifiquement ivre. Je prononce avec une entière conscience et dans la plénitude sublime de sa signification ce mot de toutes les ivresses, de tous les enthousiasmes et de tous les ravissements: «Je ne me connais plus!»

Il tira sa montre.

– C’est l’heure. Adieu.

– Un mot encore, monsieur. Vous pouvez me sauver. Je…

– On n’est sauvé qu’en me prenant pour exemple. Vous devez me quitter ici. Adieu!

Et l’inconnu, d’un pas héroïque, d’une allure juvénile, s’élança dans le bois qui bordait la route. Christophe, sans vouloir rien entendre, le poursuivit: au moment de pénétrer dans le taillis, il entendit un coup de feu, s’avança, écarta les branches et vit le jeune homme heureux couché dans l’herbe, la tempe percée d’une balle et tenant encore son revolver dans la main droite.

A cette vue, le roi tomba évanoui. Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, accourus à lui, l’aidèrent à reprendre ses sens et le portèrent au palais. Christophe s’enquit de ce jeune homme qui avait trouvé sous ses yeux un bonheur désespéré. Il apprit que c’était l’héritier d’une famille noble et riche, aussi intelligent que beau et constamment favorisé par le sort.

XI SIGISMOND DUX

Le lendemain, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, a la recherche de la chemise médicinale, descendant à pied la rue de la Constitution, rencontrèrent la comtesse de Cécile qui sortait d’un magasin de musique. Ils la reconduisirent à sa voiture.

– Monsieur de Quatrefeuilles, on ne vous a pas vu hier à la clinique du professeur Quillebœuf; ni vous non plus, monsieur de Saint-Sylvain. Vous avez eu tort de n’y pas venir; c’était très intéressant. Le professeur Quillebœuf avait invité tout le monde élégant, à la fois une foule et une élite, à son opération de cinq heures, une charmante ovariotomie. Il y avait des fleurs, des toilettes, de la musique; on a servi des glaces. Le professeur s’est montré d’une élégance, d’une grâce merveilleuses. Il a fait prendre des clichés pour le cinématographe.

Quatrefeuilles ne fut pas trop surpris de cette description. Il savait que le professeur Quillebœuf opérait dans le luxe et les plaisirs; il serait allé lui demander sa chemise, s’il n’avait vu quelques jours auparavant l’illustre chirurgien inconsolable de n avoir pas opéré les deux plus grandes célébrités du jour, l’empereur d’Allemagne qui venait de se faire enlever un kyste par le professeur Hilmacher, et la naine des Folies-Bergère qui, ayant avalé un cent de clous, ne voulait pas qu’on lui ouvrît l’estomac et prenait de l’huile de ricin.

Saint-Sylvain, s’arrêtant à la devanture du magasin de musique, contempla le buste de Sigismond Dux et poussa un grand cri.

– Le voilà, celui que nous cherchons! le voilà, l’homme heureux!

Le buste, très ressemblant, offrait des traits réguliers et nobles, une de ces figures harmonieuses et pleines, qui ont l’air d’un globe du monde. Bien que très chauve et déjà vieux, le grand compositeur y paraissait aussi charmant que magnifique. Son crâne s’arrondissait comme un dôme d’église, mais son nez un peu gros se plantait au-dessous avec une robustesse amoureuse et profane; une barbe, coupée aux ciseaux, ne dissimulait pas des lèvres charnues, une bouche aphrodisiaque et bachique. Et c’était bien l’image de ce génie qui compose les oratorios les plus pieux, la musique de théâtre la plus passionnée et la plus sensuelle.

– Comment, poursuivit Saint-Sylvain, n’avons-nous pas pensé à Sigismond Dux qui jouit si pleinement de son immense gloire, habile à en saisir tous les avantages et tout juste assez fou pour s’épargner la contrainte et l’ennui d’une haute position, le plus spiritualiste et le plus sensuel des génies, heureux comme un dieu, tranquille comme une bête, joignant dans ses innombrables amours à la délicatesse la plus exquise le cynisme le plus brutal?

– C’est, dit Quatrefeuilles, un riche tempérament. Sa chemise ne pourra que faire du bien à Sa Majesté. Allons la quérir.

Ils furent introduits dans un hall vaste et sonore comme une salle de café-concert. Un orgue, élevé de trois marches, couvrait un pan de la muraille de son buffet aux tuyaux sans nombre. Coiffé d’un bonnet de doge, vêtu d’une dalmatique de brocart, Sigismond Dux improvisait des mélodies et sous ses doigts naissaient des sons qui troublaient les âmes et faisaient fondre les cœurs. Sur les trois marches tendues de pourpre, une troupe de femmes couchées, magnifiques ou charmantes, longues, minces et serpentines, ou rondes, drues, d’une splendeur massive, toutes également belles de désir et d’amour, ardentes et pâmées, se tordaient à ses pieds. Dans tout le hall, une foule frémissante de jeunes américaines, de financiers israélites, de diplomates, de danseuses, de cantatrices, de prêtres catholiques, anglicans et bouddhistes, de princes noirs, d’accordeurs de pianos, de reporters, de poètes lyriques, d’impresarii, de photographes, d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes, pressés, confondus, amalgamés, ne formaient qu’une seule masse adorante, au-dessus de laquelle, grimpées aux colonnes, à cheval sur les candélabres, pendues aux lustres, s’agitaient de jeunes et agiles dévotions. Ce peuple immense nageait dans l’ivresse: c’était ce qu’on appelait une matinée intime.