Saint-Sylvain se sentit d’abord piqué de ce propos, mais le bibliothécaire lui représenta qu’il n’y avait là nulle offense. Saint-Sylvain en convint de bonne grâce et fit avec calme et fermeté cette réflexion:
– Hélas! la vertu comme le vice, le vice comme la vertu est effort, contrainte, lutte, peine, travail, épuisement. Voilà pourquoi nous sommes tous malheureux.
Mais le président Quatrefeuilles se plaignit que sa tête allait éclater.
– Messieurs, dit-il, ne raisonnons donc point. Nous ne sommes pas faits pour cela.
Et il leva la séance.
Il en fut de cette commission du bonheur comme de toutes les commissions parlementaires et extraparlementaires réunies dans tous les temps et dans tous les pays: elle n’aboutit à rien, et, après avoir siégé cinq ans, se sépara sans avoir apporté aucun résultat utile.
Le roi n’allait pas mieux. La neurasthénie, semblable au Vieillard des mers, prenait pour le terrasser des formes diversement terribles. Il se plaignait de sentir tous ses organes, devenus erratiques, se mouvoir sans cesse dans son corps et se transporter à des places inaccoutumées, le rein au gosier, le cœur au mollet, les intestins dans le nez, le foie dans la gorge, le cerveau dans le ventre.
– Vous n’imaginez pas, ajoutait-il, combien ces sensations sont pénibles et jettent de confusion dans les idées.
– Sire, je le conçois d’autant mieux, répondit Quatrefeuilles, que dans ma jeunesse il m’arrivait souvent que le ventre me remontait jusque dans le cerveau, et cela donnait à mes idées la tournure qu’on peut se figurer. Mes études de mathématiques en ont bien souffert.
Plus Christophe ressentait de mal, plus il réclamait ardemment la chemise qui lui était prescrite.
XIII M. LE CURÉ MITON
– J’en reviens à croire, dit Saint-Sylvain à Quatrefeuilles, que, si nous n’avons pas trouvé, c’est que nous avons mal cherché. Décidément, je crois à la vertu et je crois au bonheur. Ils sont inséparables. Ils sont rares; ils se cachent. Nous les découvrirons sous d’humbles toits au fond des campagnes. Si vous m’en croyez, nous les chercherons de préférence dans cette région mon tueuse et rude qui est notre Savoie et notre Tyrol.
Quinze jours plus tard, ils avaient parcouru soixante villages de la montagne, sans rencontrer un homme heureux. Toutes les misères qui désolent les villes, ils les retrouvaient dans ces hameaux, où la rudesse et l’ignorance des hommes les rendaient encore plus dures. La faim et l’amour, ces deux fléaux de la nature, y frappaient les malheureux humains à coups plus forts et plus pressés. Ils virent des maîtres avares, des maris jaloux, des femmes menteuses, des servantes empoisonneuses, des valets assassins, des pères incestueux, des enfants qui renversaient la huche sur la tête de l’aïeul, sommeillant à l’angle du foyer. Ces paysans ne trouvaient de plaisir que dans l’ivresse; leur joie même était brutale, leurs jeux cruels. Leurs fêtes se terminaient en rixes sanglantes.
A mesure qu’ils les observaient davantage, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain reconnaissaient que les mœurs de ces hommes ne pouvaient être ni meilleures ni plus pures, que la terre avare les rendait avares, qu’une dure vie les endurcissait aux maux d’autrui comme aux leurs, que s’ils étaient jaloux, cupides, faux, menteurs, sans cesse occupés à se tromper les uns les autres, c’était l’effet naturel de leur indigence et de leur misère.
– Comment, se demandait Saint-Sylvain, ai j e pu croire un seul moment que le bonheur habite sous le chaume? Ce ne peut être que l’effet de l’instruction classique. Virgile, dans son poème administratif, intitulé les Géorgiques, dit que les agriculteurs seraient heureux s’ils connaissaient leur bonheur. Il avoue donc qu’ils n’en ont point connaissance. En fait, il écrivait par l’ordre d’Auguste, excellent gérant de l’Empire, qui avait peur que Rome manquât de pain et cherchait à repeupler les campagnes. Virgile savait comme tout le monde que la vie du paysan est pénible. Hésiode en a fait un tableau affreux.
– Il y a un fait certain, dit Quatrefeuilles, c’est que, dans toutes les contrées, les garçons et les filles de la campagne n’ont qu’une envie: se louer à la ville. Sur le littoral, les filles rêvent d’entrer dans des usines de sardines. Dans les pays de charbon les jeunes paysans ne songent qu’à des cendre dans la mine.
Un homme, dans ces montagnes, montrait, au milieu des fronts soucieux et des visages renfrognés, son sourire ingénu. Il ne savait ni travailler la terre ni conduire les animaux; il ne savait rien de ce que savent les autres hommes, il tenait des propos dénués de sens et chantait toute la journée un petit air qu’il n’achevait jamais. Tout le ravis sait. Il était partout aux anges. Son habit était fait de morceaux de toutes les couleurs, bizarre ment assembles. Les enfants le suivaient en se moquant; mais, comme il passait pour porter bonheur, on ne lui faisait pas de mal et on lui donnait le peu dont il avait besoin. C’était Hurtepoix, l’innocent. Il mangeait aux portes, avec les petits chiens, cl couchait dans les granges.
Observant qu’il était heureux et soupçonnant que ce n’était pas sans des raisons profondes que les gens de la contrée le tenaient pour un porte-bonheur, Saint-Sylvain, après de longues réflexions, le chercha pour lui tirer sa chemise. Il le trouva prosterné, tout en pleurs, sous e porche de l’église. Hurtepoix venait d’apprendre la mort de Jésus-Christ, mis en croix pour le salut des hommes.
Descendus dans un village dont le maire était cabaretier, les deux officiers du roi le firent boire avec eux et s’enquirent si, d’aventure, il ne connaissait pas un homme heureux.
– Messieurs, leur répondit-il, allez dans ce village dont vous voyez, à l’autre versant de la vallée, les maisons blanches pendues au flanc de la montagne, et présentez-vous au curé Miton; il vous recevra très bien et vous serez en présence d’un homme heureux et qui mérite sa félicite. Vous aurez fait la route en deux heures.
Le maire offrit de leur louer des chevaux. Ils partirent après leur déjeuner.
Un jeune homme qui suivait le même chemin, monté sur un meilleur cheval, les rejoignit au premier lacet. Il avait la mine ouverte, un air de joie et de santé. Ils lièrent conversation avec lui.
Ayant appris d’eux qu’ils se rendaient chez le curé Miton:
– Faites-lui bien mes compliments. Moi, je vais un peu plus haut, à la Sizeraie, où j’habite, au milieu de beaux pâturages. J’ai hâte d’y arriver.
Il leur conta qu’il avait épousé la plus aimable et la meilleure des femmes, qu’elle lui avait donne deux enfants beaux comme le jour, un garçon et une fille.
– Je viens du chef-lieu, ajouta-t-il sur un ton d’allégresse, et j’en rapporte de belles robes en pièces, avec des patrons et des gravures de modes ou l’on voit l’effet du costume. Alice (c’est le nom de ma femme) ne se doute pas du cadeau que je lui destine. Je lui remettrai les paquets tout enveloppés et j’aurai le plaisir de voir ses jolis doigts impatients s’agacer à défaire les ficelles. Elle sera bien contente; ses yeux ravis se lèveront sur moi, pleins d’une fraîche lumière et elle m’embrassera. Nous sommes heureux, mon Alice et moi. Depuis quatre ans que nous sommes mariés, nous nous aimons chaque jour davantage. Nous avons les plus grasses prairies de la contrée. Nos domestiques sont heureux aussi; ils sont braves à faucher et à danser. Il faut venir chez nous un dimanche, messieurs: vous boirez de notre petit vin blanc et vous regarderez danser les plus gracieuses filles et les plus vigoureux gars du pays, qui vous enlèvent leur danseuse et la font voler comme une plume. Notre maison est à une demi-heure d’ici. On tourne à droite, entre ces deux rochers que vous voyez a cinquante pas devant vous et qu’on appelle les Pieds-du-Chamois; on passe un pont de bois jeté sur un torrent et l’on traverse le petit bois de pins qui nous garantit du vent du nord. Dans moins d’une demi-heure, je retrouverai ma petite famille et nous serons tous quatre bien contents.