– Je crois, dit Modernus, qu’il faut d’abord apprendre à ces enfants la civilité.
A chaque ville, bourg, village, hameau, château, où il passait, saint Nicolas montrait aux habitants les enfants tirés du saloir et contait le grand miracle que Dieu avait fait par son intercession, et chacun, tout joyeux, l’en bénissait. Instruit par des courriers et des voyageurs d’un événement si prodigieux, le peuple de Trinqueballe se porta tout entier au-devant de son pasteur, déroula des tapis précieux et sema des fleurs sur son chemin. Les citoyens contemplaient avec des yeux mouillés de larmes les trois victimes échappées du saloir et criaient: «Noël!» Mais ces pauvres enfants ne savaient que rire et tirer la langue; et cela les faisait plaindre et admirer davantage comme une preuve sensible de leur innocence et de leur misère.
Le saint évêque Nicolas avait une nièce orpheline, nommée Mirande, qui venait d’atteindre sa septième année, et qui lui était plus chère que la lumière de ses yeux. Une honnête veuve, nommée Basine, l’élevait dans la piété, la bienséance et l’ignorance du mal. C’est a cette dame qu’il confia les trois enfants miraculeusement sauvés. Elle ne manquait pas de jugement. Très vite elle s’aperçut que Maxime avait du courage, Robin de la prudence et Sulpice de la réflexion, et s’efforça d’affermir ces bonnes qualités qui, par suite de la corruption commune à tout le genre humain, tendaient sans cesse à se pervertir et à se dénaturer; car la cautèle de Robin tournait volontiers en dissimulation et cachait, le plus souvent, d’âpres convoitises; Maxime était sujet à des accès de fureur et Sulpice exprimait fréquemment avec obstination, sur les matières les plus importantes, des idées fausses. Au demeurant, c’étaient de simples enfants qui dénichaient les couvées, volaient des fruits dans les jardins, attachaient des casseroles à la queue des chiens, mettaient de l’encre dans les bénitiers et du poil à gratter dans le lit de Modernus. La nuit, enveloppés de draps et montés sur des échasses, ils allaient dans les jardins et faisaient évanouir de peur les servantes attardées aux bras de leurs amoureux. Ils hérissaient de pointes le siège sur lequel madame Basine avait coutume de se mettre, et, quand elle s’asseyait, ils jouissaient de sa douleur, observant l’embarras où elle se trouvait de porter publiquement une main vigilante et secourable à l’endroit offensé, car elle n’eût pour rien au monde manqué à la modestie.
Cette dame, malgré son âge et ses vertus, ne leur inspirait ni amour ni crainte. Robin l’appelait vieille bique, Maxime, vieille bourrique, et Sulpice ânesse de Balaam. Ils tourmentaient de toutes les manières la petite Mirande, lui salissaient ses belles robes, la faisaient tomber le nez sur les pierres. Une fois, ils lui enfoncèrent la tête jusqu’au cou dans un tonneau de mélasse. Ils lui apprenaient à enfourcher les barrières et à grimper aux arbres, contrairement aux bienséances de son sexe; ils lui enseignaient des façons et des termes qui sentaient l’hôtellerie et le saloir. Elle appelait, sur leur exemple, la respectable dame Basine vieille bique, et même, prenant la partie pour le tout, cul de bique. Mais elle restait parfaitement innocente. La pureté de son âme était inaltérable.
– Je suis heureux, disait le saint évêque Nicolas, d’avoir tiré ces enfants du saloir pour en faire de bons chrétiens. Ils deviendront de fidèles serviteurs de Dieu et leurs mérites me seront comptés.
Or, la troisième année après leur résurrection, déjà grands et bien formés, un jour de printemps, comme ils jouaient tous trois dans la prairie, au bord de la rivière, Maxime, dans un moment d’humeur et par fierté naturelle, jeta dans l’eau le diacre Modernus, qui, suspendu à une branche de saule, appela au secours. Robin s’approcha, fit mine de le tirer par la main, lui prit son anneau et s’en fut.
Cependant, Sulpice immobile sur la berge et les bras croisés, disait:
– Modernus fait une mauvaise fin. Je vois six diables en forme de chauves-souris prêts à lui cueillir l’âme sur la bouche.
Au rapport que la dame Basine et Modernus lui firent de cette grave affaire, le saint évêque s’affligea et poussa des soupirs.
– Ces enfants, dit-il, ont été nourris dans la souffrance par des parents indignes. L’excès de leurs maux a causé la difformité de leur caractère. Il convient de redresser leurs torts avec une longue patience et une obstinée douceur.
– Seigneur évêque, répliqua Modernus, qui dans sa robe de chambre grelottait la fièvre et éternuait sous son bonnet de nuit, car sa baignade l’avait enrhumé, il se peut que leur méchanceté leur vienne de la méchanceté de leurs parents. Mais comment expliquez-vous, mon père, que les mauvais soins aient produit en chacun d’eux des vices différents, et pour ainsi dire contraires, et que l’abandon et le dénuement où ils ont été jetés avant d’être mis au saloir aient rendu l’un cupide, l’autre violent, le troisième visionnaire? Et c’est ce dernier qui, a votre place, seigneur, m’inquiéterait le plus.
– Chacun de ces enfants, répondit l’évêque, a fléchi par son endroit faible. Les mauvais traitements ont déformé leur âme dans les parties qui présentaient le moins de résistance. Redressons-les avec mille précautions, de peur d’augmenter le mal au lieu de le diminuer. La mansuétude, la clémence et la longanimité sont les seuls moyens qu’on doive jamais employer pour l’amendement des hommes, les hérétiques exceptés, bien entendu.
– Sans doute, mon seigneur, sans doute, répliqua Modernus, en éternuant trois fois. Mais il n’y a pas de bonne éducation sans castoiement, ni discipline sans discipline. Je m’entends. Et, si vous ne punissez pas ces trois mauvais garnements, ils deviendront pires qu’Hérode. C’est moi qui vous le dis.
– Modernus pourrait n’avoir pas tort, dit la dame Basine.
L’évêque ne répondit point. Il cheminait avec le diacre et la veuve, le long d’une haie d’aubépine, qui exhalait une agréable odeur de miel et d’amande amère. A un endroit un peu creux, où la terre recueillait l’eau d’une source voisine, il s’arrêta devant un arbuste, dont les rameaux serrés et tordus sa couvraient abondamment de feuilles découpées et luisantes et de blancs corymbes de fleurs.
– Regardez, dit-il, ce buisson touffu et parfumé, ce beau bois-de-mai, cette noble épine si vive et si forte; voyez qu’elle est plus copieuse en feuilles et plus glorieuse en fleurs, que toutes les autres épines de la haie. Mais observez aussi que l’écorce pâle de ses branches porte des épines en petit nombre, faibles, molles, épointées. D’où vient cela? C’est que, nourrie dans un sol humide et gras, tranquille et sûre des richesses qui soutiennent sa vie, elle a employé les sucs de la terre à croître sa puissance et sa gloire, et, trop robuste pour songer à s’armer contre ses faibles ennemis, elle est toute aux joies de sa fécondité magnifique et délicieuse. Faites maintenant quelques pas sur le sentier qui monte et tournez vos regards sur cet autre pied d’aubépine, qui, laborieusement sorti d’un sol pierreux et sec, languit, pauvre en bois, en feuilles, et n’a pensé, dans sa rude vie, qu’à s’armer et à se défendre contre les ennemis innombrables qui menacent les êtres débiles. Aussi n’est-il qu’un fagot d’épines. Le peu qui lui montait de sève, il l’a dépensé à construire des dards innombrables, larges à la base, durs, aigus, qui rassurent mal sa faiblesse craintive. Il ne lui est rien resté pour la fleur odorante et féconde. Mes amis, il en est de nous comme de l’aubépine. Les soins donnés à notre enfance nous font meilleurs. Une éducation trop dure nous durcit.