L’impresario, à l’initiative de cette rencontre, n’en avait cependant pas parlé à Ludmilla. Il était en effet très inquiet. L’énergie, l’entregent, la capacité de conviction qu’il avait mis au service de Ludmilla tournaient à vide. Vaclav ne pouvait offrir que ce que la chanteuse lui donnait à vendre. Or, malgré les cours de tous ordres qu’elle suivait, malgré une expérience déjà longue de la scène, elle ne parvenait toujours pas à faire éclater son talent. Elle ne se distinguait en rien de tant d’autres cantatrices moyennes, sinon par le sempiternel rappel de son succès de remplaçante, un soir, trois ans plus tôt. Vaclav exposa cette opinion avec honnêteté. Ludmilla eut l’impression de recevoir une gifle en l’entendant parler d’elle avec une sévérité qu’il ne lui avait jamais témoignée. Elle était sur le point de quitter la pièce quand tout à coup l’homme qui était assis à sa droite, ce Karsten qu’elle n’avait jamais vu, posa la main sur son avant-bras, comme s’il avait deviné sa pensée. Ce contact la figea. Elle se reprit. Au fond, elle devait plutôt savoir gré à Vaclav de cette franchise. S’il n’avait pas foi en elle, il l’aurait simplement laissé tomber. Lui-même conclut d’ailleurs là-dessus, bien qu’en termes plus diplomatiques.
— Si j’ai souhaité que nous en parlions aujourd’hui, dit-il, c’est parce que j’ai la conviction, mieux, la certitude, que Ludmilla est une interprète exceptionnelle. Il faut que son talent se libère. De quoi ? Je l’ignore. Mais la qualité est là, je dirais même le génie. Ne rougis pas, Ludmilla, je le pense. Nous devons t’aider à crever ce plafond de verre qui t’empêche d’être au tout premier plan.
Restait à entendre Karsten Langerbein. Les regards se tournèrent vers lui. Il tenait les deux mains sur la table et semblait hésiter. Enfin, il commença.
— Je suis allé vous entendre avant-hier.
Ludmilla s’était produite dans Rigoletto, à Marseille, au milieu d’une distribution assez médiocre. Le rôle-titre était assuré par son ami Viktor. Il n’avait pas été très bon et le public avait sifflé.
Ludmilla se tourna vers Langerbein. Cette fois, elle soutint son regard. Mais c’était sa voix qui l’impressionnait le plus, une voix de ténor, adaptée à l’immense volume d’une scène d’opéra. Dans cet espace restreint, cette voix se faisait basse mais gardait sa puissance, comme ces voitures de sport qui, en roulant au pas, font encore vibrer l’air de leur énergie contenue. Ce Karsten était, à n’en pas douter, un chanteur d’opéra. Mais pourquoi Ludmilla ne l’avait-elle jamais vu sur une scène ?
— J’ai aussi écouté l’enregistrement que l’ORTF a fait de votre Aïda et j’ai vu des photos de cette fameuse soirée.
Il avait un accent germanique assez prononcé.
— Et puis je vous vois aujourd’hui.
Un silence épais accueillait ses paroles. Il en jouait, ménageait de longs intervalles entre ses phrases. Tout à coup, il reprit, en regardant Ludmilla plus intensément.
— Le corps, madame, dit-il d’une voix plus forte. Le corps…
Ce mot résonna dans la pièce comme la sentence d’un dieu inconnu mais tout-puissant. Quand ce décret eut suffisamment pénétré les esprits, Langerbein reprit sur un ton plus léger, presque de joyeuse confidence.
— Vous n’avez aucune qualité lyrique, madame. Non, non, aucune.
Il riait presque et son accent était si prononcé que tout le monde autour de lui, y compris Ludmilla, se mit à sourire.
— Je vous ai bien écoutée. Le soir d’Aïda, ce que vous avez fait était plat. Et à Marseille j’ai vu que vous ne vous étiez pas du tout améliorée.
La violence de ces paroles était en train de parvenir à la conscience des auditeurs, par-delà l’apparente légèreté du ton. Ludmilla devenait livide. Mais Karsten ne lui laissa pas le temps d’exprimer son trouble.
— Et pourtant, claironna-t-il en faisant sursauter tout le monde, je suis d’accord avec Vaclav, vous pouvez devenir une interprète d’exception.
— Comment ? s’écria Denise avec l’impatience d’un enfant qui veut connaître le secret d’un tour de magie.
— Par le corps, répéta le chanteur d’un air lugubre.
Et tout de suite, il s’anima, parla plus vite.
— Le soir d’Aïda, comment avez-vous triomphé ? Par votre présence. J’ai bien regardé les photos ; c’est évident. Vous affrontez le public, vous vous battez non pas pour lui comme vous le faites maintenant sans succès mais contre lui. Vous ne quêtez pas son approbation. Vous lui volez son portefeuille.
L’assistance sourit à ce mot mais le regard soudain sévère de Langerbein indiqua qu’il fallait prendre ces paroles avec gravité.
— Depuis ce succès, vous cherchez à chanter mieux, à chanter bien. Vous êtes comme une mauvaise élève qui aurait, par hasard, reçu une bonne note en rédaction parce qu’elle a suivi son instinct et qui s’applique ensuite à paraître studieuse, en perdant sa spontanéité et son génie.
Ludmilla ressentait un trouble inconnu. Pour la première fois, quelqu’un la dominait. On l’avait déjà contrainte, blessée, écrasée mais on ne l’avait jamais dominée. Il y a dans la domination une part volontaire très ambiguë et très étrange : on est dominé parce que quelqu’un nous impose quelque chose que l’on accepte. Ludmilla sentait malgré elle que cet inconnu avait acquis en quelques mots un pouvoir sur elle auquel non seulement elle n’entendait pas résister mais qu’elle accueillait avec reconnaissance.
— Le corps, répéta-t-il. C’est par cela que vous vous êtes imposée ce fameux soir. Et c’est à cause de lui que vous restez en marge du milieu depuis lors. Regardez-vous.
Tous les assistants se tournèrent vers Ludmilla qui se sentit rougir. Karsten continua, impitoyable.
— Vous êtes mince quand la plupart des cantatrices sont lourdes, dans la tradition classique. Au naturel, vous vous maquillez à peine tandis que sur scène on vous peinturlure comme… comment dit-on en français ? Bref, vous voyez. Vous marchez naturellement avec légèreté et, je vous observe depuis votre entrée dans cette pièce, vous avez le comportement d’un félin ; quelque chose de sauvage transparaît en vous. Pourtant, tout cela reste en coulisse quand vous chantez. Vous faites – on vous fait faire – des efforts considérables pour avoir des mouvements de pachyderme domestique.
Avec l’accent germanique, ces derniers mots évoquaient de façon drolatique une énorme bête venue de la préhistoire. Langerbein s’arrêta et sourit. L’atmosphère se détendit.
— Le naturel est là, en vous : les gens du milieu le sentent et vous jalousent à cause de cela. Mais au lieu de le cultiver et de l’imposer, comme vous l’avez fait le soir d’Aïda, vous le contrariez et vous le dissimulez. Je sais que ce n’est pas votre choix.
Il avait prononcé cette phrase en regardant Denise. C’était évidemment une pierre dans le jardin de madame Florimont. Son cas, de toute manière, était réglé dans l’esprit de Denise. Ce dernier clou venait définitivement fermer le cercueil de la vieille maîtresse de ballet.
— « Ce qu’on te reproche, cultive-le : c’est toi. » C’est un de vos poètes qui a écrit cela. Jean Cocteau, je crois. Eh bien, voilà un programme pour vous, madame. Et, à mon avis, c’est le seul qui puisse vous donner la première place que vous méritez.
En s’éteignant, la voix de Langerbein laissa l’assistance en plein désarroi, comme si un génie sorti de sa lampe était venu délivrer un oracle, avant de se volatiliser.