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Ludmilla s’y rendit en train puis en taxi. Quand la voiture entra dans le parc, elle eut un bref instant envie, sans savoir pourquoi, d’ordonner au chauffeur de faire demi-tour. Elle y résista. La directrice des lieux, une femme austère dont les cheveux gris étaient coiffés en chignon, lui fit visiter les espaces communs, la petite salle de concert tapissée de chêne, la salle à manger, la bibliothèque, et lui montra la mezzanine d’où la vieille reine aimait venir entendre les répétitions. Puis elle la conduisit à sa chambre, minuscule, spartiate, avec une grande fenêtre donnant sur le jardin. Les parterres éclataient de couleurs en ce début de printemps. Après dix jours de pluie continue, un pâle soleil brillait entre les arbres.

Pour les cours que Ludmilla suivrait « sous la direction du maître Langerbein », selon les termes utilisés par la directrice, la salle de répétition prévue serait la numéro 2, située au même étage que la chambre, tous les après-midi.

— Vous commencerez aujourd’hui, annonça la directrice en regardant sa montre. Il n’est que 11 heures. Vous avez le temps de vous installer. Maître Langerbein vous retrouvera directement dans la salle de travail à 13 h 30.

Elle ne précisa pas s’il était déjà arrivé. Ludmilla demeura seule. L’oppression qui l’avait saisie en entrant dans le parc s’était encore aggravée. Mais elle n’avait plus l’idée de s’enfuir. Elle sentait que le piège s’était refermé et qu’elle n’avait d’autre issue que d’accepter la décision de Denise.

Elle rangea ses affaires, prit une douche, s’habilla de vêtements amples qui la laissaient libre de ses mouvements : un chemisier dont elle releva les manches jusqu’au coude et laissa le col ouvert, un pantalon de coton qui ressemblait à un survêtement de sport dont elle se servait pour traîner chez elle, et des chaussures basses en toile blanche. Comme la femme n’avait rien dit à propos du déjeuner, elle s’en passa et resta allongée sur le lit étroit en attendant l’heure.

À 13 h 25, elle sortit dans le couloir et chercha la salle de répétition. Elle frappa à la porte numéro 2. Personne ne répondit. Elle entra. La salle était vide. C’était un vaste espace nu, éclairé par deux grandes fenêtres qui donnaient sur le parking. Un piano quart-de-queue noir était poussé dans un coin, entouré de divers accessoires : supports d’instruments, lutrins à partitions, et même, étrangement, quelques haltères à main posés sur le sol. Un revêtement spécial sur les murs étouffait les sons, comme dans un studio d’enregistrement. La pièce confinée sentait le sisal et la craie, sans doute à cause du grand tableau noir accroché à l’un des murs et qui avait été effacé.

Elle en était là de ses observations quand elle entendit dehors crisser le gravier sous les roues d’une voiture. Elle regarda par la fenêtre. Une Alfa Romeo bleu sombre se garait. Elle vit un homme s’en extraire avec difficulté, c’était Langerbein.

Ludmilla s’était un peu renseignée sur lui mais n’avait pas trouvé grand-chose. Les principaux articles qui lui étaient consacrés parlaient de son accident. Il avait miraculeusement survécu à une grave collision sur une autoroute près de Gênes cinq ans plus tôt. Les séquelles qu’il en gardait – on ne disait pas lesquelles – l’avaient obligé à abandonner une carrière de ténor qui s’annonçait brillante.

Elle avait appris que, contrairement aux apparences, il était italien. Il venait de cette région tout au nord de l’Italie que l’Autriche lui dispute et qui est peuplée de populations germaniques. Son village de naissance s’appelait Valgardena en italien, mais le mot se traduisait assez inexplicablement par « Volkestein » pour ceux qui l’habitaient.

Soudain, elle entendit son pas dans le couloir et la porte s’ouvrit. Il était seul. À son assurance, on pouvait comprendre qu’il connaissait bien l’endroit. Il jeta sur le piano l’imperméable léger qu’il tenait à la main. Il était vêtu d’une veste autrichienne à col rond et d’un pantalon en velours. Un foulard de soie amarante était noué autour de son cou. Ce détail frappa Ludmilla car il portait un foulard similaire lors de la réunion à Paris. Elle se demanda si c’était une coquetterie ou s’il cachait quelque chose. Elle imagina une cicatrice et fut troublée.

Il lui tendit la main et serra la sienne comme un joueur de tennis qui salue un adversaire avant un tournoi. Toujours en silence, il prit une des chaises alignées contre le mur du tableau noir, la plaça au milieu du panneau, presque au centre de la pièce, et s’assit. Ludmilla était toujours debout. Ils n’avaient pas encore échangé une seule parole.

Il la toisa longuement. Comme un acheteur, pensa-t-elle. Elle se sentait outragée comme jamais. Et cependant, elle restait là, à le laisser la regarder. On entendait au-dehors les accents lointains d’un basson qui répétait en boucle la même phrase musicale. Ludmilla essayait d’analyser ses sentiments avec détachement. Elle parvenait seulement à percevoir en elle un tumulte contradictoire de rage, de désir de fuite, d’humiliation, mais il s’y mêlait aussi une note de volupté. Un peu comme jadis, dans son village, quand les paysans la tourmentaient et qu’elle leur tenait tête.

Elle n’aurait su évaluer combien de temps dura ce face-à-face muet. Au bout d’un moment qui lui parut extrêmement long, Langerbein toussa dans son poing fermé et lui dit, la voix encore enrouée :

— Sortez dans le couloir, je vous prie. Rentrez quand je vous en donnerai le signal. Vous marcherez lentement jusqu’au milieu de la pièce.

Le ton était neutre, sans violence. Rien n’obligeait Ludmilla à obéir. Pourtant elle le fit. Et en sentant le regard de l’homme dans son dos tandis qu’elle gagnait la porte, elle fut parcourue d’un frisson qui ne devait rien au froid ni à la peur et qui ressemblait étrangement au plaisir.

XVII

La méthode de Langerbein était le mépris. Qu’il s’agisse de juger la manière que Ludmilla avait de chanter, de jouer, de se déplacer, il réagissait par des remarques froides, désobligeantes, trouvant toujours les mots pour la blesser profondément. Il les prononçait sans bouger, d’une voix calme, en regardant par la fenêtre ou en considérant ses ongles. Et il la faisait recommencer. Il l’insultait sans jamais élever la voix, avec dans le ton une sorte de découragement glacé. Elle crut d’abord pouvoir faire comme si elle n’en était pas affectée. Le résultat se révélait désastreux. Plus elle s’appliquait comme elle l’aurait fait avec madame Florimont, plus elle cherchait la perfection formelle, la maîtrise d’elle-même, plus elle encourait les sarcasmes de l’Italien.

Le plus curieux dans ces séances était qu’à aucun moment il ne lui avait expliqué ce qu’il attendait d’elle. Si elle avait reçu des consignes claires, quelles qu’elles eussent été, il lui aurait suffi de les appliquer. C’était ainsi que fonctionnait son ancienne professeure. Langerbein voulait obtenir d’elle autre chose, mais quoi ? Peu à peu, Ludmilla comprit que la finalité de ces exercices ne consistait pas à obéir aux ordres mais à les deviner. Elle varia les réponses, chantant par exemple tantôt de manière expressive, tantôt avec détachement, tantôt en exagérant l’attaque des syllabes, tantôt en mettant le moins d’accent tonique possible dans ses phrases. Rien ne convenait. Le maître ne se contentait d’aucune manière. Alors, après la soumission naquit une forme de découragement. Ludmilla sentait des larmes lui venir. C’était pire. Non seulement elle n’attendrissait pas le censeur mais elle le rendait encore plus cinglant, plus ironique, comme si l’expression de la souffrance lui eût procuré une satisfaction mauvaise.