Выбрать главу

À Paris, Ludmilla rejoignit sa fille. Ingrid avait deux ans. Une gouvernante s’en occupait en permanence. L’enfant regardait sa mère avec une sorte de sévérité qui était encore de l’amour. Ludmilla ne le comprit pas. Quand elle vit que sa fille la boudait et refusait de l’embrasser, elle la tendit à la gouvernante et partit dans sa chambre.

Elle pleura pendant deux heures. Toute l’énergie dépensée ces derniers jours l’avait vidée. Elle se sentait désarticulée, malheureuse comme elle ne l’avait jamais été.

Edgar avait laissé un mot. Il était en déplacement pour l’ouverture d’un de ses nouveaux hôtels.

Le ciel était pâle. Des mouettes, remontées avec la Seine, criaient au-dessus de Paris. Ludmilla considéra la fenêtre et eut la tentation de s’y jeter. Heureusement, il y a un degré extrême dans la fatigue qui ôte jusqu’à l’envie de donner au désespoir une forme violente. Elle reposa la tête sur l’oreiller.

Puis, étendant le bras, elle saisit sur la table de chevet l’appareil téléphonique. Lentement, elle fit tourner le bout d’un doigt dans le cadran et composa le numéro qu’elle avait appris par cœur dès l’instant où il le lui avait donné. Au bout de trois sonneries, elle reconnut la voix, l’accent.

— Karsten ?

— Déjà ? répondit-il.

*

Edgar, pendant ce temps-là, creusait sa galerie en silence. En moins d’un an, il avait déjà créé deux établissements qui tournaient à plein. Un troisième était en construction. Il songea à donner un nom à ce qui devenait un embryon de chaîne. Le groupe « Détente » devint assez vite une référence et presque un nom commun. On allait chez « Détente » comme on ouvre un frigidaire. Et tout le monde savait ce que cela voulait dire.

Edgar ne craignait plus que Ludmilla apprenne la vérité sur la nature exacte de ses hôtels. Autant, dans les premières phases de développement, le projet aurait pu apparaître pour ce qu’il était encore, minable et glauque, autant, avec le succès, l’entreprise acquérait une respectabilité liée à sa taille. Le capitalisme offre cette chance à qui sait la saisir : il blanchit tout, dès lors qu’un degré suffisant de réussite fait oublier l’objet initial et le remplace par ce qu’il génère, c’est-à-dire l’argent. Dans les immenses tuyaux de l’économie circulent le meilleur et le pire mêlés. Le crime, le vice, l’injustice sont fondus dans une masse circulante de capitaux, un peu à la manière de ces composants toxiques qu’on mêle à la préparation de plats industriels.

Plus personne n’interrogeait Edgar sur ce qui se déroulait dans ses hôtels. Ses exposés devant les investisseurs et les fournisseurs se présentaient désormais sous la forme de tableaux de chiffres, de courbes ascendantes, de pourcentages éloquents, surtout lorsqu’il s’agissait de bénéfices.

Par un reste de superstition, il n’avait pas voulu que ce succès influence leur mode de vie à ce stade. Il réinvestissait presque tout l’argent qu’il gagnait et ne gardait pour l’usage du couple qu’une part modeste, quoique plus importante qu’auparavant.

C’est ainsi qu’il n’avait pas encore proposé à Ludmilla de déménager. L’appartement de la rue Guisarde était devenu un peu petit : la gouvernante y occupait une pièce, l’enfant une autre. Si l’on ôtait la chambre des parents, il restait un petit espace pour remplir tout à la fois les fonctions de salon et de salle à manger. Ils s’en contentaient. De toute manière, Ludmilla était toujours dehors pour ses cours et Edgar travaillait dans les locaux de sa société.

Il était, bon an mal an, beaucoup plus présent qu’elle à la maison. Il avait noué avec sa fille un rapport passionnel qui ne devait jamais cesser. J’en ai été le témoin jusqu’à sa mort. L’enfant l’adorait. Elle guettait son entrée, lui sautait au cou et cela contrastait beaucoup avec la distance qu’elle mettait entre sa mère et elle. Ludmilla pourtant se voulait très démonstrative avec sa fille. On aurait dit qu’elle compensait ses absences par une gaieté forcée et bruyante quand elle la voyait, par des cadeaux souvent exagérés. Par exemple, les ours en peluche qu’elle lui offrait étaient pour la plupart trop gros. Ils l’écrasaient, lui faisaient peur. Ingrid les rejetait et la scène se terminait en pleurs de part et d’autre.

Au moment où Ludmilla faisait le point sur sa carrière stagnante et partait pour son stage à la Chapelle royale, Edgar sentit venir de son côté un grand changement. La première phase de développement de son affaire était sur le point de se terminer. Il allait pouvoir sortir du bois. Il disposait d’une garantie suffisante pour solliciter des prêts conséquents et monter une affaire plus honorable. Louarn, son compère banquier, était prêt à suivre. Edgar avait observé les divers prestataires pendant la construction de ses hôtels. Il s’était convaincu qu’il devait – et que maintenant il pouvait – racheter l’un d’entre eux : il cibla finalement le groupe de BTP spécialisé dans le préfabriqué qui avait réalisé le gros œuvre.

C’était une entreprise familiale créée par un honnête maçon, doté du bon sens d’un paysan italien. Il était mort deux ans auparavant. Depuis, l’entreprise se trouvait dans une situation paradoxale. Un des enfants du fondateur avait fait de brillantes études d’ingénieur. Il était parti aux États-Unis et en avait rapporté un savoir-faire unique en matière d’ingénierie du bâtiment. Il avait l’ambition de faire entrer dans la vieille boîte de maçonnerie les méthodes des bureaux d’études et de l’aligner sur de nouveaux marchés comme celui des préfabriqués. Hélas, son frère, qui était chargé de la direction, était un cancre, un flambeur, sans rigueur ni autorité, quoiqu’il passât son temps à invectiver les employés. Les méthodes de gestion étaient obsolètes, les prix inadaptés, le recouvrement des créances très lent, les investissements constamment freinés. L’entreprise était au bord du dépôt de bilan. Edgar proposa de la renflouer et en prit le contrôle. Il écarta le frère incompétent en lui rachetant ses parts, confia la direction technique à l’autre et assura lui-même la présidence exécutive. Le marché, en cette fin des années soixante-dix, était extrêmement porteur, pour peu que l’on sût proposer les bons services et les vendre au juste prix.

Là encore, il y eut une phase ingrate de restructuration et de reprise en main qu’Edgar affronta sans en parler. Mais à la fin de l’épreuve, plusieurs gros contrats étaient arrivés, sanctionnant le fait que la boîte avait changé de taille et de capacité. Une conférence de presse était prévue à bref délai pour ouvrir le capital à de nouveaux investisseurs et présenter les performances de l’entreprise.

Edgar avait le sentiment d’être à la dernière étape de sa traversée du désert. Il allait pouvoir proposer un changement de train de vie et d’abord d’appartement. Il raconterait – ou pas – à Ludmilla comment tout cela avait commencé mais surtout il pouvait enfin être reconnu comme un vrai capitaine d’industrie.

Il devait encore retourner à Toulouse pour une échéance importante concernant l’un de ses hôtels. Dès son retour, il emmènerait Ludmilla dîner dans un grand restaurant et lui annoncerait tout cela. Il était fier et heureux.

XVIII

Il est très difficile de reconstituer avec certitude l’affaire Karsten. Cet épisode est resté jusqu’au bout une sorte de point aveugle dans les relations entre Edgar et Ludmilla.

J’ai cependant eu la chance de pouvoir recueillir quelques indices à ce propos de la part de Ludmilla elle-même à la fin de sa vie. C’était une fin d’après-midi d’automne dans leur maison du Berry. Nous étions allés nous promener au bord d’un canal et la vieille femme qu’était devenue Ludmilla avançait avec peine sur le chemin de halage. Quand le nom de Langerbein est venu dans notre conversation (c’est moi qui l’ai prononcé le premier), son bras, qu’elle tenait appuyé au mien, tremblait. Elle m’a demandé à s’asseoir. Nous avons trouvé un banc près d’une écluse. Si elle a gardé longtemps le silence, ce n’était pas seulement pour reprendre son souffle. Elle était envahie par l’émotion et je sentais que derrière ses paupières presque closes défilaient des images qui la bouleversaient.