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Edgar attendit qu’ils soient prêts et commença. Il se passa alors quelque chose d’inattendu. Son appréhension, une forme de timidité peut-être, en tout cas son manque d’expérience, ces handicaps, au lieu de le paralyser, lui inspirèrent un véritable numéro de bateleur. Retrouvant la gouaille de sa banlieue natale, il se mit à décrire la naissance du nouvel ensemble, pourtant bien modeste, comme une sorte d’événement mondial. Il n’hésita pas à comparer cette création à la conquête spatiale, sujet qui, en cette période de débarquement des hommes sur la Lune, représentait l’idéal même du progrès. Il énuméra tout ce qu’il avait en tête pour le groupe LIVE. Ce serait l’outil d’une nouvelle génération de constructeurs. Tous les projets classiques comme les stades, les aéroports, les quartiers d’affaires allaient prendre dans les années suivantes une dimension inédite. Ces géants à venir – il les décrivit avec aplomb, mêlant de vagues lectures de science-fiction avec le contenu de brochures professionnelles qu’il avait feuilletées –, ces monstres d’une taille et d’une complexité inconnues jusque-là ne pourraient naître que d’entreprises telles que LIVE. Le terme de BTP ne s’appliquait pas à de tels ensembles. C’était plutôt des bureaux d’études, des centres de recherche, des opérateurs de données informatiques.

Les journalistes spécialisés étaient interloqués. Ils connaissaient bien l’entreprise qu’Edgar venait de racheter et savait qu’elle était somme toute très modeste. Quant à son réseau d’hôtels, ils n’en ignoraient pas l’usage et en avaient peut-être même utilisé les services.

Le numéro d’Edgar leur parut de la plus haute fantaisie. Ils posèrent leurs crayons et écoutèrent son boniment en ricanant. À la télévision, au contraire, il fit merveille. Le journaliste ajouta quelques questions et insista pour filmer Edgar en plan rapproché, répondant en tête à tête à une interview. Il partit enchanté du résultat.

Le sujet passa le surlendemain. Edgar était seul à la maison avec Ingrid. Il aimait beaucoup s’occuper d’elle quand il le pouvait. Il donnait congé à la gouvernante et se mettait à cuisiner. La gamine avait trois ans. Elle jouait à la petite femme, nouait un tablier autour de sa taille, aidait son père à composer des plats et à dresser la table. Ce fut elle qui vit apparaître son visage sur l’écran de la télévision. Elle cria : « Papa, papa ! » Il arriva en s’essuyant les mains.

Le reportage était très long et Edgar le cannibalisait complètement. On ne voyait que lui. Il était si bon qu’au montage il servait de fil conducteur au propos général. Les autres personnes interviewées, même les patrons de grandes entreprises bien plus compétents sur ces sujets, s’exprimaient mal, avaient l’air dépassées, tristes. Lui en faisait trop mais il était sympathique, drôle, provocateur, visionnaire. En somme, il semblait incarner à lui seul cet avenir dont il se faisait le prophète.

Ingrid était sidérée. Aujourd’hui encore, quand nous en parlons, elle me dit à quel point ce souvenir a revêtu une importance décisive pour elle. Elle qui admirait déjà son père conçut pour lui une véritable vénération. Passer à la télévision était à l’époque plus rare et conférait à ceux qui avaient cet honneur une sorte de dignité particulière. Pour une enfant, le petit écran était carrément un autre monde. Voir son père y prendre place, c’était confirmer qu’il était bel et bien d’une essence différente, qu’il était en quelque sorte un demi-dieu. L’autre fait qu’elle nota, c’était que sa mère n’était pas là pour assister à cette apothéose. Si elle avait connu la raison de cette absence, sa haine aurait été totale. Officiellement, Ludmilla était en voyage pour une répétition.

Mais, pour l’enfant admirative, aucune occupation humaine, si légitime fût-elle, ne pouvait excuser d’avoir déserté la maison en un tel moment. Son ressentiment à l’égard de sa mère augmenta d’autant. Quand elle rentra le surlendemain, Ludmilla trouva Edgar au téléphone et entouré de télégrammes décachetés à la hâte. Le jour qui avait suivi l’émission, le bureau de LIVE avait été pris d’assaut par d’autres journalistes. Des clients en grand nombre se manifestaient, pour proposer des contrats. Edgar augmenta son crédit en refusant superbement la plupart de ces offres et en le faisant savoir. Il avait décidé, en concertation avec son banquier, de n’en choisir qu’une mais d’une grande visibilité et pour une échéance assez éloignée qui lui laisserait le temps de s’organiser. C’est ainsi qu’il décida d’honorer la proposition de construire un grand stade de football à la place de celui qui avait servi pendant des lustres à l’orée du bois de Boulogne.

Toute cette agitation l’empêcha de consacrer beaucoup de temps à Ludmilla. Il prit tout de même la peine de lui raconter la conférence de presse, l’émission et ses suites. Il l’emmena déjeuner sur les quais. Des gens le reconnaissaient dans la rue – il n’y avait à cette époque que trois chaînes de télévision. Il souriait, lançait des répliques joyeuses à ceux qui l’interpellaient. Il était si préoccupé de lui-même et de ses affaires qu’il pensa à peine à demander de ses nouvelles à Ludmilla. Elle lui annonça qu’elle allait bientôt jouer Gilda, le rôle féminin principal dans Rigoletto, à la Scala. Il la félicita, posa un petit baiser sur sa bouche par-dessus la table puis reprit son bavardage.

Après le déjeuner, il s’engouffra dans un taxi et elle décida de rentrer à pied.

Tout se conjuguait pour nourrir sa tristesse. Elle souffrait de s’être donnée à Karsten mais aussi d’être loin de lui. Elle aurait voulu qu’Edgar soit tendre, l’accueille, torde ses sentiments dans l’autre sens, pour la faire revenir à lui. Au lieu de quoi, il s’était conduit comme un enfant égoïste, préoccupé de sa réussite, à laquelle elle prenait si peu de part. Ingrid l’avait croisée en partant en promenade avec sa gouvernante. Elle l’avait à peine embrassée. Le temps lui-même s’en mêlait, arrosant le sol de giboulées froides ; quand revenait le soleil, les rues déjà parées des couleurs du printemps avaient l’air d’être en larmes sous leur fard.

Un ouvrier, sur un échafaudage, la siffla. Elle lui jeta un regard si chargé de haine qu’il baissa les yeux.

Elle n’avait qu’une hâte, qu’un espoir : qu’arrive vite le jour de Rigoletto. Car Langerbein avait mis en branle en elle une étrange mécanique, une machine à concentrer le désespoir et la colère, la haine et l’amour tout ensemble, le désir frustré et le remords cuisant, pour en faire le carburant d’une passion qui ne pouvait s’exprimer que sur une scène.

Le soir de la première, Edgar l’avait tout de même rejointe à Milan. Il était placé dans une loge chargée de velours et d’ors près de la rampe. Ludmilla l’avait à peine vu les derniers jours tant il était occupé par ses affaires. Le résultat le plus tangible de sa réussite était qu’il avait acheté un nouvel appartement. Ils devaient déménager la semaine suivante. C’était un immense espace de neuf pièces, luxueux, près du Ranelagh et du bois de Boulogne. Ludmilla l’avait laissé le choisir, avec Ingrid.

L’orchestre était en place. La salle s’obscurcit. Le rideau se leva sur un décor particulièrement réussi. Edgar souriait en se souvenant d’Aïda et de ses acrobaties dans les cintres. Depuis, il avait souvent vu chanter Ludmilla mais c’était toujours avec une sorte de souffrance. Chacune de ses apparitions confirmait ce qu’ils savaient l’un et l’autre : sa carrière piétinait. Il était anxieux de savoir comment elle s’en sortirait dans ce grand rôle. Il était probable qu’une telle opportunité ne se reproduirait jamais. Il fallait qu’elle réussisse. Il en oubliait, pour la première fois depuis tant de jours, ses soucis et ses propres projets. Il était impatient de la voir paraître. Enfin, elle entra. Il se pencha, plissa les yeux. Il ne la reconnaissait pas : une démarche nouvelle, brusque, hautaine, violente. Puis, face au public, une posture de défi et presque de haine. Sa voix, quand elle jaillit, n’avait plus rien du phrasé élégant qu’il lui avait tant entendu travailler. C’était un cri de gorge, miraculeusement juste, quoiqu’il fût chargé des limons d’une colère torrentielle. Elle était en rage, en furie. Quand le livret exigeait de la douceur, c’était encore avec violence qu’elle l’exprimait – une violence dirigée contre elle-même et qui protégeait les auditeurs contre les fleuves d’émotion qui semblaient l’emporter.