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Le public était sous le charme. Les autres chanteurs, mis au défi par l’énergie de Ludmilla, donnaient le meilleur d’eux-mêmes. Ils résistaient comme des marins dans la tempête et tentaient de puiser en eux une violence à l’égal de celle que Ludmilla leur lançait à la tête.

Quand le premier acte se termina, il y eut un long instant de sidération. Puis un tonnerre gronda dans la salle. La Scala n’avait pas connu un tel triomphe depuis longtemps.

Edgar se détendit, ferma les yeux. Un parfait bonheur l’envahit. Le succès de Ludmilla, sa réussite à lui, leur jeunesse encore, leur amour venu de si loin, tout se mêlait pour concourir à une félicité qu’il ne pensait pas possible d’atteindre un jour.

Il rouvrit les yeux. La salle se vidait doucement vers le foyer pour y profiter de l’entracte.

C’est alors que son regard se posa sur un personnage assis au premier rang de fauteuils d’orchestre. Tout le monde s’était levé mais lui restait au fond de son fauteuil, les mains croisées sous le menton, sans cesser de regarder la scène vide. Edgar avait remarqué que, pendant qu’elle chantait, Ludmilla s’approchait de la rampe, se campait au bord et abaissait les yeux comme si elle fixait un point devant elle dans la salle. Il eut un instant l’idée qu’elle regardait cet homme.

C’était absurde, ridicule. Il chassa cette pensée comme on éloigne un insecte importun. Il se leva à son tour. Sa première idée était d’aller embrasser Ludmilla dans sa loge. Mais il se dit que mieux valait ne pas la déconcentrer. Et, en cherchant de la monnaie dans sa poche, il se fraya un chemin jusqu’au buffet, pour boire une coupe de champagne.

Le public était élégant : hommes en smoking et même en frac, femmes couvertes de bijoux, coiffées comme des reines antiques. En Italie, personne ne connaissait Edgar dont la notoriété en France commençait du reste à diminuer depuis que s’éloignait dans le temps le reportage qui l’avait mis en avant.

Il se coula dans la foule, répondit à des sourires, accrocha quelques regards féminins prometteurs. Il aimait prodigieusement sa femme et, sans qu’il s’en rendît compte, ce sentiment lui faisait désirer toutes les autres.

XIX

L’amour physique avec Karsten était un prolongement des autres relations que Ludmilla entretenait avec lui : un combat, un choc, la lutte de deux puissances. À ce jeu, elle avait le sentiment bien à tort de disposer de plus d’armes que dans la vie courante. Il est vrai qu’elle suscitait en lui un désir violent. Cela, déjà, était une victoire. Il en devenait vulnérable et c’était elle, devant son corps tendu, qui pouvait manier la frustration ou la récompense. Elle s’illusionnait un peu sur ce pouvoir. Elle était elle-même trop envahie de désir, elle sentait couler dans son corps de tels débordements d’excitation en sa présence qu’elle ne pouvait imposer longtemps à Langerbein de maintenir une distance. En le punissant, elle se mortifiait elle-même et cédait vite.

Karsten gardait de sa formation de chanteur un ventre extrêmement musclé et un torse large. Mais les séquelles de son accident et des opérations qu’il avait entraînées déformaient ses membres. Il présentait même dans le cou près d’une oreille une brûlure mal cicatrisée qu’il cachait d’ordinaire derrière un foulard. Nu dans un lit, il était très abîmé. Cette apparence navrée renforçait encore, je suppose, l’idée de combat physique lorsque Ludmilla s’approchait de lui. Il avait l’apparence d’un guerrier blessé.

Au plaisir qu’elle éprouvait de se mêler à lui s’ajoutait un autre sentiment, ambivalent et trouble : elle avait envie de le protéger. Elle avait pourtant ce sentiment en horreur car elle en avait souffert de la part d’Edgar et avait tout fait pour s’en déprendre. Mais c’était plus fort qu’elle. Cette sollicitude, mêlée à la crainte que Karsten suscitait toujours en elle, formait un contraste violent qui n’ôtait rien à la jouissance, tout au contraire.

Quand elle n’était pas avec lui, Ludmilla réfléchissait longuement à ces relations tumultueuses. Ce n’était pas de l’amour, pensait-elle. Puis, tout aussitôt, elle se disait qu’elle n’avait sur ce sujet qu’un point de comparaison : ses relations avec Edgar. À celles-là seules elle réservait le nom d’amour. Elle en avait senti la naissance immédiatement, dès leur première rencontre en Ukraine. Il ne s’y mêlait rien de violent. C’était un face-à-face de tendresse, de respect, de désir paisible. Elle devait d’ailleurs reconnaître que l’amour physique y prenait peu de part. Si Edgar et elle étaient peu à peu parvenus à une certaine harmonie en la matière, si leurs corps avaient fini par se comprendre et savoir s’apaiser, jamais cette dimension n’avait été prépondérante dans leur union. Elle aimait Edgar pour bien d’autres raisons. Quoi, au fait ? Son sourire, une forme de pureté, de générosité, d’enthousiasme, sa fragilité d’enfant pauvre qui lui donnait au quotidien beaucoup de charme. Elle aimait ses traits juvéniles, la douceur de sa voix, ses yeux rieurs. Elle aimait son corps lisse, intact, vigoureux. Elle aimait son sommeil apaisé et immédiat dès qu’il reposait sa tête. Elle aimait son énergie infatigable lorsqu’il entreprenait une tâche. Jamais malade, toujours de bonne humeur, ignorant la fatigue, Edgar faisait contrepoids à ses périodes d’épuisement, de doute, d’inexplicable tristesse. Elle aimait sa tendresse pour Ingrid, même si elle souffrait d’en être exclue par l’enfant.

Tout cela, elle s’en rendait compte, était un peu fade. L’habitude, la vie quotidienne avaient encore émoussé les rares aspérités de cette relation. C’était à tout cela qu’elle pensait jusque-là quand elle évoquait le mot amour.

Puis elle avait rencontré Karsten. Rien de semblable avec lui. Tout n’était que violence, volonté, contrariété, blessures reçues et données. L’aspect physique de cette relation était majeur, même s’il avait fallu du temps pour qu’ils se touchent. Dès le stade des répétitions, quand ils se tenaient encore à distance, c’était le mot « corps-à-corps » qui venait à son esprit pour désigner leurs séances. La vue de Karsten dévêtu provoquait en elle une répulsion, presque un dégoût, et cependant elle le désirait malgré ces difformités et peut-être à cause d’elles. Rien n’était paisible dans leur relation. Les moments où ils étaient ensemble étaient nerveusement épuisants. Mais les jours où ils étaient séparés, elle sentait son esprit captif du désir, entravé par le manque, étranger à tout autre quotidien.