Выбрать главу

Edgar avait créé la surprise en annonçant le rachat. Désormais, il était une vedette médiatique et le sujet de toutes les conversations.

La seule chose qu’il reprochait à Ludmilla au fond de lui – mais il n’aurait pas osé lui en faire grief directement –, c’était de ne pas participer à ses succès. Elle se disait sincèrement heureuse pour lui mais ne cachait pas que le monde des affaires l’ennuyait. Il lui arrivait d’accompagner Edgar dans de grands dîners avec des businessmen, des soirées mondaines ou des invitations dans des ministères. Mais elle le pressait toujours de rentrer tôt et avouait son manque d’intérêt pour ces milieux. Elle était concentrée sur sa carrière, c’était bien compréhensible.

La catastrophe, comme souvent, est venue d’une omission.

Ludmilla parlait volontiers des hommes qu’elle croisait dans son métier. Elle rapportait parfois à Edgar des scènes cocasses de soupirants lui envoyant des fleurs après les représentations. Mais jamais elle ne dit un mot de Karsten. En rentrant de la Chapelle royale, elle était encore trop bouleversée pour en parler. Par la suite, quand la liaison s’installa, elle eut peur de se trahir en racontant quoi que ce fût à son propos.

Langerbein était un point obscur dans l’existence de Ludmilla. Il n’y avait aucune raison qu’Edgar fît sa connaissance si elle ne le lui présentait pas.

C’est par hasard, en lisant une revue de presse consacrée au rachat du groupe Luxel, qu’Edgar tomba sur Karsten. La plupart des articles qui présentaient Edgar faisaient référence à son épouse, « une grande cantatrice ». Ils ne détaillaient pas et pour cause : Ludmilla refusait de se prêter au jeu du faire-valoir et ne recevait pas les journalistes quand ils écrivaient sur les affaires de son mari. Mais la revue de presse était internationale et, parmi tant d’autres reportages, Edgar s’arrêta sur celui d’un journal autrichien. Il ne comprenait pas l’allemand mais, à travers les titres et les photos, il était facile de comprendre que l’article évoquait la création des Vêpres siciliennes à l’Opéra de Vienne. Ludmilla figurait sur la photo en costume de scène, au moment où elle rentrait dans sa loge. À côté d’elle, un homme la tenait par le bras comme s’il voulait la soustraire à la curiosité des photographes. Edgar se rappelait l’avoir déjà vu quelque part.

L’attitude de cet homme, sans qu’Edgar sût pourquoi, éveilla en lui une curiosité anxieuse. Il y avait dans le geste de ce personnage, sa manière de saisir familièrement le bras de Ludmilla, quelque chose de troublant, un mélange bizarre d’autorité et de douceur qui avait une dimension sexuelle.

Edgar découvrit cet article au petit déjeuner. La fenêtre était ouverte sur les jardins du Ranelagh. On entendait des enfants jouer dans un parc aménagé pour eux et le babil des gouvernantes qui les surveillaient, assises sur des bancs alentour.

Edgar sentit une sorte de frisson le parcourir. Il posa le journal et regarda le ciel par la fenêtre. Le mouvement des idées se faisait lentement en lui. S’imposa d’abord le rappel d’une évidence : une fois de plus, il était seul. Ludmilla était partie pour Vienne la semaine précédente. Comment ? Avec qui ? Elle ne parlait jamais des modalités de ses déplacements et il n’avait pas eu la curiosité de l’interroger sur ce sujet. Maintenant qu’il y réfléchissait, il n’avait jamais eu connaissance de billets de train ni d’avion à prendre. L’agence de voyage qui gérait les trajets de la famille n’avait jamais facturé que des vols transatlantiques. Comment Ludmilla se déplaçait-elle en Europe ? Il s’accrocha à ce détail : quelque chose de douloureux et d’inconnu s’y attachait. Il ne savait pas encore, pour ne l’avoir jamais éprouvé, que cela s’appelle le soupçon.

Ce poison se répandit lentement, fit naître d’autres questions. Toutes tournaient autour d’une énigme centrale : pourquoi n’avait-elle jamais parlé de cet homme ?

Edgar demanda à sa secrétaire de faire traduire l’article autrichien. Il y était écrit que l’Autriche pouvait s’enorgueillir qu’un ressortissant du Sud-Tyrol fût le mentor de la magnifique cantatrice qui avait triomphé dans Les Vêpres, après tant d’autres rôles. Ce Karsten Langerbein était décrit comme « ne la quittant pas d’une semelle ».

Karsten Langerbein. Edgar ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu Ludmilla prononcer ce nom. Il rappela sa secrétaire pour qu’elle effectue quelques recherches discrètes à son sujet. Elle lui rapporta deux jours plus tard une maigre moisson d’articles assez anciens. La plupart concernaient ses débuts prometteurs de ténor. Puis il était fait mention d’un accident. Un journal avait même reproduit une photo de la voiture détruite. Ensuite, plus rien. Karsten Langerbein semblait être retourné à un complet anonymat.

Edgar cherchait toujours ce que la photo de cet homme lui rappelait. Il était dans une réunion avec les actionnaires minoritaires de Luxel, son nouveau groupe, lorsque tout à coup une image lui revint : c’était le même individu qu’il avait vu assis au premier rang pendant la représentation de Rigoletto. Lui que Ludmilla n’avait cessé de regarder pendant toute la représentation comme si son chant, la colère qu’il portait, la passion qui le traversait étaient personnellement destinés à cette seule personne. La morsure de la jalousie fit presque défaillir Edgar. Tout lui revenait : les absences de Ludmilla, son changement d’attitude à son égard, ses incompréhensibles accès de tristesse ou d’exaltation. Une aveuglante clarté inondait désormais ces obscurités. Edgar était convaincu qu’elle le trompait.

Cette conviction ne reposait encore sur rien de tangible, sinon des indices somme toute fragiles. Elle s’était imposée avec tant d’évidence qu’Edgar ne doutait pas qu’elle fût juste. À compter de ce jour, il mit en branle toute une série de mesures pour la vérifier ou la réduire à néant. Il observa Ludmilla plus attentivement, prit note de ses déplacements, traqua les contradictions dans ses propos, vérifia si ses mouvements correspondaient bel et bien à des engagements professionnels. Puis il franchit un degré supplémentaire et engagea un détective. Il lui demanda de prendre contact avec les hôtels où elle séjournait pour savoir si elle était accompagnée. Il donna tous les moyens à l’agence de recherche pour que des enquêteurs puissent suivre les déplacements de la cantatrice.

Le poison du doute infectait la vie d’Edgar. Il est très intéressant de reprendre, comme je l’ai fait pour préparer ce livre, les reportages qui le concernaient à cette époque. Ils sont unanimes pour célébrer son succès. Edgar est décrit comme l’homme à qui tout réussit. On lui promet un grand avenir. Sur les photos, on le voit présider son conseil d’administration, conduire une voiture de sport décapotable, taper dans une balle de golf. Il jouait ce rôle avec beaucoup de conviction et tout le monde y a cru. Mais sachant ce que l’on sait aujourd’hui, quand on regarde attentivement ces clichés, on remarque qu’Edgar a dans les yeux une lueur triste qui contredit la mise en scène de son prétendu bonheur. Il me fait penser au Bonaparte de la campagne d’Italie volant de victoire en victoire mais passant ses nuits à envoyer à Joséphine une de ces lettres d’amour pathétiques que l’éphémère société de faussaires d’Edgar avait naguère prétendu posséder.

Quelques articles mettaient en scène le couple, généralement à l’occasion d’événements mondains. La présence de Ludmilla, habillée comme une reine et chargée de bijoux, contribuait à la gloire d’Edgar. Décrite comme une « immense cantatrice », Ludmilla ajoutait une touche d’art et de sensualité à la réussite professionnelle de son mari. Là encore, pourtant, en observant attentivement leurs poses devant les photographes, on note qu’ils conservent une distance dont ils n’étaient peut-être pas conscients eux-mêmes sur le moment. Mais la passion de l’une pour un amant et le soupçon dévorant de l’autre, pour secrets qu’ils fussent encore, n’en sautent pas moins aux yeux pour quelqu’un qui connaît la fin de l’histoire.