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Au cours des précédents divorces, Ludmilla et Edgar étaient seuls en cause et n’avaient pas d’argent. Tout était facile. Pour cette troisième séparation, sentiments et ressentiments trouvaient pour s’exprimer et se durcir le terrain concret des biens matériels et de l’autorité parentale.

À cette époque, le milieu des années quatre-vingt, le divorce était très largement une procédure contentieuse. Rares étaient les cas qui pouvaient se régler par consentement. Il fallait formuler des reproches précis, prouver une faute grave.

Ludmilla n’était pas prête à jouer ce jeu, elle dut pourtant s’y résoudre. Après la première altercation, elle n’avait pas supporté de rester sous le même toit qu’Edgar. Elle avait loué une suite à l’hôtel Regina et s’y était installée. Ce n’était pas pour revoir Karsten, tout au contraire. Il lui semblait plus évident que jamais que ces relations, avec son mari et avec Langerbein, n’étaient pas les deux termes d’un choix. Quitter l’un ne signifiait pas qu’elle allait vivre avec l’autre. C’était même l’inverse : l’aventure avec l’Italien et son mariage avec Edgar étaient les deux faces d’une même histoire. L’une servait de contrepoids à l’autre. Si l’un des deux disparaissait, il entraînait l’autre dans sa chute. En quittant Edgar et en se réfugiant sur le terrain neutre d’un hôtel, elle se sentit en sécurité et n’eut aucune envie de rappeler Karsten. Comme ce n’était jamais lui qui la sollicitait, elle ne le vit plus pendant cette période.

Ce retrait aurait pu apaiser les tensions. À vrai dire, sans se l’avouer, Ludmilla l’espérait. C’était sans compter sur les conseils avisés qu’Edgar recevait de son avocat. Celui-ci, un certain Dulaure, avait gagné la confiance d’Edgar en le défendant naguère pendant le procès des contrefaçons. C’était un homme âgé, massif, le teint rouge, qui avait mis au point une expression très efficace pour fasciner ses clients. Lorsqu’il énonçait une conclusion essentielle dont il voulait persuader son interlocuteur, il le regardait bien en face et, soudain, ses yeux vert sombre se levaient et disparaissaient derrière sa paupière supérieure. Le client tout à coup se trouvait dévisagé par un buste de pierre aux yeux blancs comme on en voit dans les musées. La proposition de l’avocat, sacralisée par ce signe surnaturel, suscitait aussitôt une approbation inconditionnelle. Alors, les deux billes réapparaissaient sans que l’on sût si elles étaient redescendues ou si elles avaient fait un tour complet dans les orbites.

Par un tel moyen Dulaure convainquit Edgar que le départ de Ludmilla, en dehors de toute autre trahison (car Edgar à cette époque ne voulait pas encore produire en public le résultat des filatures), était une faute grave. L’avocat obtint l’accord de son client pour envoyer dès le lendemain un huissier constater l’abandon du domicile conjugal.

Cette agression ne resta pas sans réponse. Elle poussa Ludmilla à prendre à son tour un avocat. Elle n’était pas femme à céder aux menaces. Si Edgar avait fait vers elle une démarche d’apaisement et lui avait prodigué des preuves d’amour, elle aurait abandonné toute idée de combat. Mais l’attaquer était le meilleur moyen de déchaîner sa fureur. Dulaure, en vieux routier, le savait. Il fut très satisfait d’apprendre que l’adversaire contre-attaquait. Loin de porter la responsabilité de la guerre qu’il venait de déclarer, il démontra à Edgar qu’il avait bien fait de s’emparer de cette première position puisque à l’évidence Ludmilla était dans des dispositions belliqueuses. L’affaire se déploya désormais entre avocats, c’est-à-dire entre personnages sérieux, furieusement opposés en apparence mais en réalité d’accord pour rendre les choses difficiles, longues et coûteuses. Ils y réussirent pleinement.

La question financière n’était pas la plus délicate. Edgar comme Ludmilla gagnaient bien leur vie et aucun ne demandait rien à l’autre. Elle se montrait peu attachée aux biens matériels et n’avait aucune exigence pour leur partage : elle laissait Edgar tout décider.

Le terrain sur lequel pouvait se concentrer la guerre était celui de l’enfant. Ingrid avait dix ans au moment du divorce de ses parents. Il était d’usage à l’époque que la mère se voie attribuer la garde. Ludmilla savait que sa fille entretenait des relations plus étroites et plus affectueuses avec son père. Cependant, dans la solitude où elle se trouvait, elle s’accrocha à l’idée de vivre avec l’enfant. Elle gardait l’espoir, si elles se connaissaient mieux, de nouer avec elle la relation véritablement maternelle qu’elle n’avait pas réussi à construire jusque-là. Son avocat lui affirmait qu’elle y avait droit, sachant néanmoins que cette exigence était de nature à faire durer très longtemps le procès.

Cette malheureuse procédure connut de nombreux épisodes et rebondissements et je ne vais pas les livrer ici en détail. Disons seulement que les quelques tentatives de placer Ingrid auprès de sa mère se soldèrent par de terribles échecs. Ludmilla occupait toujours sa suite au Regina. Quand Ingrid fut contrainte de l’y rejoindre, l’enfant se montra si désespérée et si violente – ce qui n’est pourtant pas sa nature – qu’Edgar gagna un référé et obtint de nouveau la garde provisoire. Même les droits de visite avaient du mal à être exercés car la petite fille refusait de retourner voir sa mère. Finalement, il fut convenu que Ludmilla viendrait la voir au Ranelagh.

Il y eut pendant ces trois années de bagarre judiciaire des moments où l’un comme l’autre éprouvèrent des doutes et tentèrent un rapprochement. Mais ces moments ne furent jamais en phase et ils n’aboutirent à rien.

Enfin, le 10 juin 1983, ils se retrouvèrent une nouvelle fois sur les bancs du palais de justice. Ils y arrivèrent brisés et mutiques tandis que leurs avocats babillaient. On aurait cru deux prisonniers que les hommes en noir auraient capturés. Le troisième divorce fut prononcé par un juge narquois qui fit des commentaires ridicules sur la récidive et qui conclut en leur disant « à la prochaine ». Edgar obtenait la garde d’Ingrid. Ludmilla eut un droit de visite qu’elle ne chercha même pas à élargir. Elle savait qu’elle ne l’exercerait pas.

XXI

Pendant les années qui ont suivi ce troisième divorce, Edgar et Ludmilla sont entrés dans la lumière. Ils ont accédé l’un et l’autre à la célébrité. Chacun de leurs faits et gestes a été scruté par la presse à sensation. Leurs vies ont été connues de tous. Je ne ferai donc ici que rappeler les principales étapes de leurs carrières.

Edgar était déjà présent dans les médias français à l’époque de cette séparation. Sa notoriété restait toutefois en mode mineur. Il était fréquemment invité dans des talk-shows et on savait par ailleurs qu’il était un chef d’entreprise habile. Quelques gros coups transformèrent bientôt cette notoriété en célébrité et cette célébrité en popularité. Il y eut d’abord son incursion dans le sport. Il acheta une équipe cycliste de moyenne réputation et la transforma. En payant le prix fort, toujours grâce aux emprunts consentis par Michel Louarn, son fidèle banquier, il fit venir des champions dans sa formation. Au bout de deux ans, la « Luxel » décrochait la deuxième place du Tour de France et cinq parmi les dix premières du classement général. La moisson s’étendit aussi au Giro et à la Vuelta. La photo d’Edgar tout sourire sur les Champs-Élysées à côté d’un coureur célèbre aux jambes arquées, vêtu d’un maillot jaune, fit de lui un personnage médiatique de premier plan.