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Un peu plus tard, Bernard Tapie se distinguera par les mêmes méthodes, en investissant dans le football. Mais il faut reconnaître à Edgar le mérite d’avoir été le premier de sa génération à tisser des liens étroits entre sport et business, pour le plus grand profit de sa gloire personnelle.

Qu’un chef d’entreprise gagne beaucoup d’argent, cela peut le faire connaître mais ne le rend pas sympathique pour autant. Lorsque ses moyens servent le sport, lorsqu’il se montre capable de gagner sur ce terrain-là et particulièrement dans les sports populaires, il devient aussitôt une icône pour le grand public. Faire la une des Échos, c’est la notoriété ; faire la une de L’Équipe, c’est la gloire.

Edgar a fait de sa vie pendant ses années de succès une aventure publique. Debout dès l’aube, il passait au bureau directorial de son groupe puis se rendait à un déjeuner avec des personnages éminents. L’après-midi était consacré à des réunions, des interviews, le soir à des déplacements sportifs ou des dîners mondains, des réceptions. Il fréquentait les lieux à la mode, boîtes de nuit, stations de sport d’hiver, villas luxueuses dans des îles de milliardaires.

Tout était mis en scène. Des journalistes l’accompagnaient partout. Journalistes économiques pour les affaires, journalistes sportifs quand il rendait visite à son équipe cycliste, journalistes people le soir et en vacances. Il transformait sa vie en roman-photo et tirait de sa notoriété une puissance qu’il mettait au service de ses affaires. On le voyait poser dans des publicités pour ses produits et, en retour, ses marques s’affichaient sur les maillots de ses champions.

Comme celui de Tapie, son parcours rencontra la politique, mais Edgar sut s’en garder. Il avait compris ce qu’il avait à y perdre. Incapable cependant de résister à la tentation d’intervenir dans les affaires publiques, il choisit un autre moyen pour y parvenir : il acheta un groupe de presse. Il s’associa à deux autres hommes d’affaires pour prendre le contrôle de La Corbeille, titre phare de la presse économique. Puis il acheta une radio privée qui n’eut jamais l’audience des grandes chaînes historiques mais qui lui donnait quand même un poids dans le paysage audiovisuel.

À mesure qu’il augmentait son influence institutionnelle et politique, Edgar réduisit presque à néant ses interventions dans le domaine du divertissement. Plus de talk-shows futiles, d’émissions de variétés. Il réserva ses prises de parole à des causes sérieuses. Il acquit la réputation d’un « patron de gauche », en plaidant pendant ces années Mitterrand pour une exigence sociale un peu utopique. Il la défendait avec sa gouaille habituelle ; on le redoutait pour son humour mordant, sa capacité à mettre les rieurs de son côté.

Mais le grand public, qui n’est jamais avare de contradictions, adorait le voir aussi au volant de voitures de sport. Il était rare qu’on le surprenne au sortir d’une soirée sans qu’il fût au bras d’une jolie jeune femme, souvent célèbre ou aspirant à le devenir. Cette activité frénétique, cette présence envahissante dans l’espace médiatique donnaient l’impression que toute l’existence d’Edgar était publique. Il semblait avoir fait une croix définitive sur sa vie privée.

Il m’a toujours juré que c’était faux. J’aurais eu du mal à le croire si Ingrid, ma femme, ne m’avait raconté cette époque à sa manière. Elle ne me laissa aucun doute : sous le parapluie médiatique qu’il avait tendu au-dessus de sa tête, Edgar parvenait à préserver en réalité une vie privée et même assez solitaire. Ses sorties étaient bruyantes mais brèves. Il se montrait dans le monde puis rentrait discrètement chez lui. Il vivait avec sa fille bien-aimée des moments d’intimité et de calme à l’écart de toute présence journalistique. Après le départ de Ludmilla, il avait quitté l’appartement du Ranelagh et acheté un très bel espace sur le quai Voltaire. Le principal avantage de cet immeuble à ses yeux, outre la vue sur la Seine et les plafonds très hauts, était l’existence d’une deuxième entrée. Par un dédale de cours intérieures, on pouvait gagner une petite rue. Cette issue discrète permettait à Edgar de déjouer la surveillance des journalistes. On le croyait sorti quand il était en fait réfugié chez lui. Il pouvait ainsi se consacrer à Ingrid, suivre sa scolarité, lui accorder plus d’attention que beaucoup de pères n’en réservent à leurs enfants. Elle grandissait. Elle passait des soirées à regarder des films sur un magnétoscope. Edgar s’inquiétait de ses fréquentations. Quand elle commença à sortir le soir, il lui arrivait de tomber sur son père en peignoir, traînant dans l’appartement, en attendant son retour.

Ingrid est formelle sur un point : aucune des femmes avec qui Edgar s’affichait dans les journaux ne monta jamais quai Voltaire, du moins quand elle-même s’y trouvait. Elle ne croit pas qu’il soit resté seul pour autant pendant toutes ces années. Sans doute emmenait-il ses compagnes ailleurs. Lui qui avait commencé sa carrière en construisant des hôtels de passe devait savoir comment s’y prendre pour entretenir des relations discrètes. Ingrid pense, pour avoir découvert de vieilles factures dans ses papiers après sa mort, que son père était un habitué de l’hôtel Raphaël, à deux pas de l’Étoile, où il trouvait confort et discrétion. En tout cas, quoi qu’il ait pu faire dans ce domaine, il est certain qu’il n’a pas construit de relation durable à cette époque. Était-ce pour préserver son intimité avec sa fille ? Avait-il été à ce point blessé par la trahison de Ludmilla ? Ou bien était-ce tout simplement le mode de vie qui lui convenait ?

Il semblait de toute façon être parvenu avec le temps à une forme d’équilibre dans cette existence fébrile. Il se réchauffait au feu des médias, assouvissait dans ses affaires ses pulsions de chef et avait le privilège de pouvoir donner vie à ses rêves, de transformer ses intuitions en projets et ses projets en bénéfices financiers.

Quand il évoquait avec moi cette période, Edgar utilisait toujours la même formule : « Je m’étourdissais », me disait-il. Ce terme rend assez bien compte du tourbillon dans lequel il était, à sa manière, enfermé. Un tourbillon ascendant, plein de lumières brillantes et de bruits. Mais tout de même une force qu’il ne contrôlait pas…

Ludmilla, elle, ne parlait pas volontiers de cette épreuve : la solitude qui a fait suite à ce troisième divorce a été extrêmement cruelle. L’impossibilité d’obtenir la garde d’Ingrid lui causa la douleur la plus grande. Elle réagit d’une manière radicale. Au lieu de quémander de petits moments avec l’enfant qui ravivaient chaque fois sa peine, elle choisit l’éloignement et la fuite.

Jusque-là, pour éviter des absences prolongées, Ludmilla avait limité sa carrière à l’Europe. Après cette rupture, elle choisit au contraire les propositions les plus lointaines et les séjours les plus longs, loin du sol français. Elle se produisit au Japon, en Corée, en Australie, et accepta une tournée complète aux États-Unis. Ce rayonnement mondial accrut d’autant son audience. C’est en partie à cela qu’elle dut la proposition qui allait changer sa carrière et même sa vie.

Karsten Langerbein, on s’en souvient, avait une intuition qui sous-tendait sa méthode de formation : l’opéra allait être rejoint tôt ou tard par les technologies de l’image, en particulier le cinéma. La dimension scénique de cet art passait quelque peu au second plan derrière la qualité lyrique depuis l’époque classique ; selon lui, elle allait devenir prépondérante. Les chanteurs devaient se préparer à être des acteurs, expressifs, supportant d’être vus en gros plan, suffisamment naturels dans leur jeu pour que l’opéra devienne un drame, un spectacle total, avec la puissance visuelle du cinéma et l’émotion sonore de la musique et des voix.