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Cette convergence eut lieu à l’époque où Ludmilla se faisait connaître aux États-Unis. D’autres cantatrices étaient pressenties pour une superproduction hollywoodienne consacrée à l’opéra de Verdi Le Trouvère. Mais la prestation de Ludmilla les surpassa toutes. L’enseignement de Karsten, l’intensité de jeu qu’il lui avait permis d’atteindre, son visage même que les épreuves récentes avaient émacié, tout dans la personne de Ludmilla était propice à un rôle cinématographique. Elle avait assez peu chanté le rôle de Leonora que la Callas avait porté jadis à la perfection. Son interprétation n’était pas très convaincante sur une scène d’opéra, justement parce qu’on la voyait de trop loin, et que son jeu subtil n’était pas assez outré pour séduire les spectateurs d’un théâtre.

Au contraire, quand on la filmait de près, ses qualités ressortaient pleinement. Elle fut appelée pour des essais en Californie et les metteurs en scène furent séduits par la force de son expression, notamment dans les gros plans. Le répertoire de Leonora mêle l’amour, la sensualité sauvage, la trahison, la douleur, la vengeance, la colère, la tendresse. Ludmilla avait vécu tout cela. Ses bonheurs comme ses souffrances n’étaient pas des mimiques d’emprunt, des simagrées d’acteurs : elle y mettait ses souvenirs et ses désirs, laissait deviner les plaies de son âme et faisait retentir dans ses cris l’écho d’une blessure inconsolable. Elle reçut un contrat pour le film.

Il s’en fallut de peu qu’elle ne le refusât. Elle n’avait pas la clairvoyance de Karsten et jugeait de ce projet avec les critères de l’époque. On lui proposait aux mêmes dates une série de représentations à Covent Garden. Elle considérait un tel engagement comme impossible à refuser. Quelque chose, cependant, la retint. Finalement, elle resta à Hollywood. Le film se fit. Il fut un événement mondial.

Grâce à lui, l’opéra sortit des théâtres et acquit une audience populaire. Ludmilla n’incarna pas seulement Leonora. Elle devint à elle seule l’opéra.

Les aventures de la belle Gitane, ses ruses, son drame émurent des foules si nombreuses que jamais aucune salle d’opéra n’aurait pu les contenir. La célébrité de Ludmilla quitta le cercle large mais limité des amateurs d’art lyrique pour investir celui, mondial et populaire, des spectateurs de cinéma. On la reconnaissait partout dans la rue. Elle était une icône, le symbole de la chanteuse d’opéra, comme l’avait été la Callas, à qui on se mit à la comparer. Sa proximité avec le public était encore plus grande que celle de la célèbre Grecque car si, naguère, nombreux étaient ceux qui avaient entendu la Callas grâce aux disques, rares étaient les privilégiés à l’avoir vue sur scène et surtout de près. Tandis que Ludmilla avait fixé des millions de spectateurs en plan serré sur l’immense écran des salles de cinéma. Chacun avait pu sentir frémir ses lèvres et trembler ses paupières. Sa voix faisait partie intégrante d’un tout de chair et de peau que chaque spectateur pouvait avoir eu l’impression de caresser.

Parmi les innombrables personnes qui furent émues par Ludmilla dans ce rôle, une fut particulièrement bouleversée, au point qu’elle eut du mal à se relever de son fauteuil et à sortir de la salle : ce fut Ingrid. Elle alla voir le film seule dans un petit cinéma de la rue de Passy. Ne sachant pas quelle serait la réaction de son père, elle ne lui avait pas proposé de l’accompagner. Elle ressentit un véritable choc. Jamais elle n’avait vu Ludmilla d’aussi près : sur la pellicule, on distinguait le grain de sa peau, le duvet blond sur sa lèvre, d’imperceptibles nuances de couleur dans ses iris. Seul un petit enfant dans les bras de sa mère, le nez contre son visage, peut apercevoir de tels détails. Ingrid était ramenée à l’époque lointaine et qu’elle croyait oubliée où sa mère était le monde entier pour elle et où elle trouvait refuge dans la douceur de son cou. Et voilà qu’elle retrouvait cette émotion intime au milieu d’une foule qui ne la connaissait pas. Elle avait envie de pleurer tout à la fois de ces retrouvailles et de cette perte, qui avait livré sa mère à tant d’inconnus.

Le lendemain, elle pensa lui écrire, chercha les mots, composa des brouillons, n’y parvint pas. Elle n’osa pas non plus évoquer cet événement avec Edgar. Elle ne sut que bien plus tard dans quelles circonstances il avait vu le film lui aussi. Se doutant du choc qu’il risquait de subir, il avait évité de se rendre dans une salle. Par un ami qui travaillait dans la distribution, il s’était fait prêter une copie. Il l’avait visionnée seul dans la petite salle qui servait au siège de son groupe pour des projections privées. Ingrid n’en sut rien sur le moment. Elle ignora même ce que son père m’a confié au cours de cette enquête, à savoir que, ce soir-là, il s’était fait projeter le film trois fois de suite et avait renvoyé le projectionniste à l’aube.

Pendant ce temps-là, Ludmilla, évidemment, n’eut aucune idée de ces émotions lointaines. Elle était entraînée dans le mouvement vertigineux du succès. Il lui fit connaître des mondes insoupçonnables.

Elle sut se glisser dans la peau d’une diva telle que le public la conçoit. Elle devint capricieuse, excessive dans l’expression de ses états d’âme. Elle s’autorisait des périodes de fatigue intense pendant lesquelles elle chassait tous les importuns, restait alitée, demandait qu’on lui serve des plats impossibles, auxquels elle ne touchait pas. Aussitôt après, elle connaissait des jours d’exaltation. Elle se livrait alors à une frénésie d’achats de luxe. Ses passages sur scène après le film devinrent de véritables événements. Denise, son agent, avait pris en main personnellement sa carrière depuis qu’elle était aux États-Unis. Elle la faisait désirer. Les places à ses représentations étaient vendues à des prix exorbitants. Les meilleures étaient réservées à des chefs d’État en visite, à des armateurs, à de grands banquiers.

Le cercle de ses admirateurs s’élargit mais ceux qui pouvaient parvenir jusqu’à elle étaient de moins en moins nombreux. Denise lui prédit un avenir à l’image de celui de la Callas. Elle n’avait que l’embarras du choix parmi les hommes puissants qui traînaient à ses pieds.

Telle était l’image publique. De nombreux reportages de l’époque insistaient sur cet incroyable succès, détaillaient ses frasques, ses triomphes, ses indispositions. Mais comment Ludmilla vivait-elle ces moments de gloire ? Avait-elle des amants parmi ces soupirants ? Connut-elle l’amour ? Ou bien toutes ces paillettes furent-elles un écran brillant, un leurre, dissimulant une tragique solitude ? Elle s’est toujours tenue, même à la fin devant moi, à une vision assez flatteuse de sa vie de vedette. Cette période américaine, qui dura près de deux ans, lui fournit une matière inépuisable d’anecdotes. Ces récits pittoresques lui permirent toujours d’éluder la question de fond : avait-elle été vraiment heureuse pendant cet exil outre-Atlantique ? La gloire fut-elle autre chose pour elle qu’une prison dorée ?

Pour des raisons qui ne doivent tenir qu’à moi, je me suis accroché longtemps à l’idée que ce bonheur apparent était faux et qu’elle avait dû, malgré tout, être très malheureuse. Je l’ai tellement tourmentée avec mes questions sur ce sujet qu’elle a fini par se fâcher.

— Mais pourquoi voulez-vous à tout prix que j’aie souffert ? C’est très agréable, le succès, vous savez. Très grisant.

Je me suis rangé à cette opinion. Faute de découvrir le moindre indice contraire, je me suis convaincu qu’elle s’était en effet laissée aller à cette griserie de la gloire. Je persiste à penser, peut-être pour cacher ma défaite, que cette orgie de luxe et de notoriété comblait le trou pourtant profond de sa mélancolie. Elle répandait son baume sur les déchirures intimes que représentaient son divorce et surtout l’éloignement de son enfant.