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Mais force est de constater que le traitement vint à bout du mal et qu’elle y prit un plaisir fou.

Le succès lyrique est particulièrement délicieux pour une femme. Il s’y attache tant de choses agréables, les robes somptueuses, les tissus précieux, les coiffures sophistiquées, les maquillages subtils. Les cantatrices sont des reines qui n’ont à se soumettre à aucun roi. Elles ne recueillent que des vivats et du désir. Leur voix est un instrument précieux dont la puissance éphémère n’est faite que d’émotion, comme l’amour.

Les journaux ont prêté beaucoup de liaisons à Ludmilla en Amérique, et des plus prestigieuses. On a dit que Robert Redford avait été fou d’elle et plusieurs reportages les ont montrés ensemble. Un célèbre joueur de football américain serait également tombé sous son charme. À vrai dire, il suffisait qu’un homme puissant soit aperçu dans sa loge pour que la presse lui prête une aventure. Elle s’est toujours gardée de démentir, par discrétion sur le moment, par nostalgie peut-être par la suite. J’avoue ne pas m’être lancé sur ces diverses pistes. Elles sont impossibles à vérifier et, au fond, qu’apporteraient-elles sinon la confirmation d’une gloire féminine, d’une sorte de magistère sensuel et sexuel que cette femme s’était acquis par son talent ?

Le seul dont j’ai cherché à retrouver la trace, c’est Karsten. À son propos aussi, j’ai mis en doute les affirmations de Ludmilla. Elle a toujours prétendu qu’elle ne l’avait pas revu après la découverte par Edgar de leur liaison. Je voulais bien l’admettre tant qu’elle était en France, retenue par la procédure de divorce et tendue vers la reconquête de sa fille. Mais j’étais convaincu qu’il l’avait rejointe aux États-Unis. Je me trompais.

Il m’a fallu plusieurs voyages pour en être sûr. J’ai perdu beaucoup de temps dans cette enquête sur les traces du ténor italien. Le résultat est maigre. Il tient dans ces quelques lignes. Pourtant, je me sentais le devoir de suivre cette piste, de rendre justice à ce personnage. J’ai voulu savoir ce qu’il était devenu, avec le vague espoir de le rencontrer. À Prague, j’ai retrouvé l’agence de Denise où il travaillait. Elle occupe toujours les mêmes bureaux mais ils ont été refaits à neuf. Il n’y a plus aucune trace de Karsten. Les jeunes gens qui travaillent là-bas n’ont jamais entendu son nom.

J’ai fait tout un périple en voiture d’Italie en Autriche, de son village natal jusqu’aux lieux où il avait travaillé. Ingrid m’a rejoint en avion à Bergame. Nous avons consulté les registres d’état civil, les archives locales, les journaux d’époque. Voilà ce que nous en avons tiré. Karsten Langerbein est mort à Vienne le 13 mars 1984. Il a été enterré dans le cimetière où reposent ses parents au Sud-Tyrol. Le plus frappant tient évidemment à la concordance des dates.

Le 1er mars de cette même année eut lieu la sortie mondiale du film Le Trouvère.

J’ai appris simultanément, en consultant les archives de la police et les registres hospitaliers en Autriche, qu’il était mort au volant de sa voiture. Nous sommes allés voir l’endroit où s’est produit l’accident. C’est une section rectiligne, la chaussée est parfaite. Il n’y eut aucune autre victime et tout indique qu’il était seul à ce moment-là sur cette route. A-t-il fait une crise au volant ? S’est-il volontairement précipité sur l’arbre contre lequel sa voiture s’est écrasée ?

Nul ne le saura jamais. Cependant, ces informations nous donnent une certitude : il n’avait pas rejoint Ludmilla en Amérique ou, en tout cas, n’y était pas resté. Cela confirmait ce qu’elle avait toujours dit.

Ainsi la violence qui avait toujours marqué leurs relations vint-elle également les conclure. Karsten à travers Ludmilla avait accompli son œuvre. Il savait mieux que quiconque qu’il n’atteindrait jamais avec elle une autre forme d’amour. Je préfère penser qu’il a accueilli la mort comme un soulagement.

XXII

Ingrid est formelle : ses parents, à cette époque, étaient devenus complètement fous.

Elle revit sa mère lorsque celle-ci, en 1986, rentra des États-Unis. Ingrid n’était pas tout à fait étrangère à ce retour. Elle avait fini par lui écrire, à l’occasion de Noël, l’année précédente. Elle lui avait dit son admiration, son émotion en regardant Le Trouvère, son amour qu’elle s’excusait de lui avoir si mal manifesté. Ingrid rendit visite à sa mère au Ritz le lendemain de son arrivée. C’était le jour anniversaire de ses seize ans. Un garde du corps muet, grand Noir à la carrure de boxeur, conduisit la jeune fille jusqu’à la suite de la diva. Ludmilla occupait cinq pièces en enfilade. Une camériste et une secrétaire s’affairaient autour d’elle, l’une pour prendre une lettre en sténo, l’autre pour présenter plusieurs tenues de scène tout juste livrées par la maison Saint Laurent.

Ludmilla était méconnaissable. Autant, au cinéma, elle parvenait à rendre le naturel et presque la sauvagerie de Leonora, autant, dans la vraie vie, elle était contrefaite par les artifices du maquillage et l’affectation de ses poses. Ses yeux étaient noircis de khôl, sa peau cartonnée par le fond de teint et les poudres, ses lèvres alourdies de rouge. Tous ses gestes étaient brusques, outrés, théâtraux. Elle riait fort, houspillait son personnel, gazouillait des mots tendres à sa fille.

Sa seule présence, le jour de son anniversaire, était un cadeau merveilleux pour Ingrid. Mais elle y ajouta quantité de présents coûteux qui provoquèrent chez la jeune fille plus de malaise que de satisfaction. Faute de l’avoir vue grandir et de connaître ses goûts, sa mère lui avait rapporté des parures trop recherchées et des bijoux impossibles à porter pour une adolescente.

Ce premier entretien dura deux heures au bout desquelles Ludmilla se tint la tête et se plaignit d’une migraine intense. Ingrid la quitta, perplexe. Elle regagna le hall suivie par le garde du corps toujours muet, qui déposa ses paquets dans le coffre du taxi. Dans le hall, un photographe se tenait en faction. À tout hasard et sans savoir qui elle était, il prit un cliché d’Ingrid.

Edgar avait acheté l’année précédente un hôtel particulier rue Las Cases. Ingrid y arriva avec tous ses cadeaux. Elle monta jusqu’à sa chambre et les étala sur son lit. Des sentiments contrastés se disputaient son cœur. D’un côté, elle était heureuse d’avoir retrouvé sa mère, de l’autre, elle avait eu l’impression de découvrir une inconnue. Fallait-il prendre au tragique ce personnage excessif et qui, à l’évidence, ne s’appartenait plus ? Ou devait-elle rire de ces tics de Castafiore, de ces excès de nerfs, de cette préciosité ? L’impression dominante était le ridicule. Ingrid n’avait jamais imaginé que de tels personnages fussent réels et moins encore que sa mère en fît partie.

Elle avait envie de raconter cet épisode à son père mais elle savait que ce serait difficile. Elle le voyait de moins en moins ces derniers temps. Lui aussi était saisi par une sorte de folie. Elle apparaissait cependant moins inquiétante à Ingrid, peut-être parce qu’elle l’avait vue le gagner jour après jour et qu’elle s’y était accoutumée.

La grande affaire d’Edgar, ces derniers mois, était la constitution d’une collection d’art contemporain. Sa fortune s’était constituée très vite et sans accident. Il avait acquis la réputation d’un acrobate du rachat d’entreprise. Dans ces métiers et pendant ces années, le succès allait au succès. Qui savait flairer la bonne affaire, bénéficiait d’un puissant appui bancaire et avait l’expérience du dépeçage des groupes industriels pouvait être assuré de gagner vite beaucoup d’argent. Edgar n’eut bientôt plus rien à prouver dans ce domaine. Ses activités de patron de presse lui apportaient d’amples satisfactions mais il lui manquait un je-ne-sais-quoi de plus noble, de plus élevé qui aurait donné du sens à cette réussite. Il l’avait trouvé dans l’art contemporain.