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Parmi ses liaisons éphémères, il avait compté une jeune peintre qui l’avait initié. Sa culture picturale n’était guère plus étoffée que sa culture générale. Il lui semblait toutefois qu’il pouvait acquérir des bases solides dans le domaine graphique avec moins de difficulté qu’en matière de littérature ou de cinéma. Il se souvenait de sa brève carrière de photographe, peu concluante certes, mais dont il avait gardé le goût de l’image.

Désormais, il courait les ateliers d’artistes, les expositions internationales, les ventes aux enchères. L’hôtel particulier de la rue Las Cases était envahi par les installations les plus avant-gardistes. Edgar y organisait souvent des dîners qui réunissaient des créateurs et des marchands d’art. Ingrid faisait de brèves apparitions mais ne s’y sentait pas très bien. Elle avait remarqué qu’on buvait beaucoup dans ce milieu. Depuis qu’il le fréquentait, son père était sujet à un alcoolisme d’un type nouveau. Pendant toute la période de son ascension professionnelle, il avait bu de manière compulsive, pour vaincre le stress, tenir le coup malgré un rythme de vie épuisant. C’était un alcoolisme du soir surtout. À l’heure où apparaissent les fantômes, le doute, l’angoisse, la solitude, il avait recours à l’alcool pour provoquer la détente et l’oubli. Puis, récemment, ses habitudes avaient changé. Il était sujet à un alcoolisme plus festif. Il buvait pour accueillir ses amis, les mettre à l’aise, peut-être aussi cacher son inculture, en donnant aux conversations un caractère décousu, superficiel, parfois égrillard, qui écartait le sérieux et interdisait tout jugement.

Edgar avait la chance de bénéficier d’une constitution robuste. Il ne grossissait pas, bien qu’il ne pratiquât aucun sport. Il mangeait peu, n’était jamais malade. Cependant, dans ce corps à l’apparente santé vivait un esprit de plus en plus instable, colérique, angoissé. Lui aussi avait pris l’habitude de disposer d’un personnel nombreux. Il était de plus en plus étranger aux aspects financiers de la vie courante. Il continuait à défendre les pauvres et même, à cause de son histoire, à se considérer comme l’un d’entre eux. Mais il y avait bien longtemps qu’il n’avait jamais rencontré un pauvre véritable ni même éprouvé la gêne dont peuvent souffrir, sans être vraiment pauvres, tant de gens simplement ordinaires.

Sa vie quotidienne était marquée par la démesure. Il possédait six voitures, dont plusieurs bolides de sport qu’il utilisait rarement. Une décapotable pour les beaux jours, une Jaguar toute tapissée de cuir et une stricte Mercedes qu’il faisait conduire par un chauffeur. Il prenait l’avion sans y penser, passait des week-ends aux Antilles ou aux Maldives.

Bref, les deux parents d’Ingrid, chacun de son côté, avaient perdu tout contact avec la réalité. Ils vivaient dans un monde que seul l’argent permet d’atteindre. Le paradoxe est que cette déconnexion du monde normal les prédisposait à se rapprocher. L’univers dans lequel ils vivaient était restreint et, surtout maintenant que Ludmilla était rentrée en Europe, ils étaient inévitablement condamnés à s’y rencontrer.

Ils se croisèrent en effet au cours d’un dîner de charité organisé par la Fondation Aga-Khan. Ludmilla était tombée sur Edgar en repartant. Ils avaient attendu un instant leurs vestiaires côte à côte. Un moment de surprise les avait figés. Ils s’étaient dévisagés sans rien dire, bouleversés par la trace du temps sur le visage de l’autre. Edgar portait des lunettes en écailles et ne cachait pas les fils gris qui éclaircissaient ses tempes. Ludmilla jugea que les rides lui allaient bien. Lui fut frappé, comme Ingrid, par le lourd maquillage de son ancienne compagne. Mais comme sa fille lui en avait parlé avec insistance, il jugea que l’effet était moins catastrophique qu’Ingrid ne l’avait jugé. Il trouva même du charme à ce nouveau visage. Sans doute reconnaissait-il sous le fard la beauté originelle de celle qu’il avait connue si sauvage.

Ils se saluèrent aimablement, un peu confus de ne pas s’être préparés à la rencontre. Puis Ludmilla feignit d’être appelée et s’enfuit, en faisant de sa main gantée de noir un geste d’adieu comme elle en lançait à son public, à la fin des représentations. Edgar entra, lui, dans la foule et le souvenir de cette brève rencontre s’y perdit.

Ils se revirent au cours d’un dîner au Quai d’Orsay, organisé pour la visite du ministre des Affaires étrangères de l’URSS. Ils étaient placés assez loin l’un de l’autre mais pouvaient s’observer à la dérobée. Avec les bougies allumées sur les candélabres, le visage peint de Ludmilla brillait d’un éclat particulier. Elle attirait toute l’attention. Son maquillage, dans cette lumière d’artifice, lui donnait paradoxalement une beauté naturelle. Deux ou trois fois, leurs regards se croisèrent et ils se sourirent de loin.

Les choses auraient pu en rester là sans l’intervention d’un personnage inattendu et redoutable.

Vaclav, l’agent de Ludmilla en France, était mort l’année précédente. Il avait été fauché par l’épidémie de sida contre laquelle il n’y avait encore aucun traitement. Elle en avait été très affectée. Elle avait montré sa générosité en prenant en charge tous ses soins, jusqu’à sa fin paisible, en Suisse, dans une clinique luxueuse.

Il avait été remplacé par un homme bien différent. Nul ne savait exactement d’où il sortait. Il entretenait d’ailleurs lui-même ce mystère. On sentait immédiatement qu’il jouait un rôle. Pour le composer, il était parti d’un nom : Aymar Rick de Lacour. Le reste était assorti à ce patronyme qu’il était fier, après l’avoir aboyé, de fixer dans l’esprit de ses interlocuteurs au moyen de cartes de visite gravées sur un bristol d’une épaisseur inusitée. Il était coiffé avec une sorte de raie au milieu. On aurait dit que le peigne qui avait servi pour cet apprêt était accroché au-dessus de sa bouche. Une moustache de la largeur d’un seul poil lui barrait la lèvre supérieure et lui donnait un vague air de Clark Gable dans Autant en emporte le vent. Il n’apparaissait jamais autrement que tiré à quatre épingles. Plutôt que des costumes qu’il avait en horreur, il portait des assortiments veste-gilet-pantalon aux couleurs suaves, vert émeraude, rose Véronèse ou jaune de Naples, toujours appariés avec goût. Il se montrait avec Ludmilla d’une prévenance extraordinaire. Aucun de ses caprices ne le rebutait. Il flattait les goûts de luxe de la diva qui ne demandaient pourtant pas d’encouragement. Il savait juger d’un coup d’œil la valeur mondaine de ses interlocuteurs. Il faisait preuve d’une rudesse impitoyable avec ceux qui ne pesaient rien. Sa bassesse n’avait pas de bornes avec les puissants. Il arrivait à faire croire que son milieu naturel était la richesse.

Pour donner cette impression, il n’y a que deux manières d’y parvenir : faire partie des riches ou les avoir servis. La science de Rick de Lacour était de cette seconde origine mais personne ne connaissait la vérité. Ludmilla l’apprit bien plus tard, quand cette révélation ne pouvait plus la prémunir d’aucun danger.

En vérité, le prétendu Aymar s’appelait Erik. Il était un fils de paysan né en Alsace dans un bourg de montagne. Son père était un modeste ouvrier de la vigne, né dans les Sudètes, région germanophone de Tchécoslovaquie. Son nom était Hoffman. À quatorze ans, Erik, le futur Aymar, s’était enfui de chez lui. En mentant sur son âge, il avait réussi à s’engager dans la Légion étrangère où il avait pris le prénom de Rick. Après cinq ans de service, à la fin des années cinquante, il avait été rendu à la vie civile et s’était fait naturaliser. On proposait à l’époque aux nouveaux citoyens de « franciser » leur nom. Les fonctionnaires dispensaient à cet effet des catalogues d’équivalences. Pour Hoffman, en suivant la traduction littérale, ils suggéraient « DELACOUR ». Le jeune homme accepta et, avec un sourire, obtint pour le même prix qu’on l’écrive avec une particule. Ainsi naquit, à vingt ans, Rick de Lacour qui jugea seyant de se prénommer Aymar.