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La suite demeure obscure. Il serait d’abord entré comme domestique en Suisse auprès de la famille du compositeur Rachmaninov. C’est là qu’il aurait abordé le monde musical. Sa grande habileté avait été de passer irrésistiblement du statut de serviteur à celui, pas tout à fait noble mais déjà prestigieux, d’agent d’artiste. Pour cela, il avait probablement fait un emploi judicieux de charmes virils certes modestes mais qu’il savait utiliser à bon escient, en séduisant de prometteuses débutantes. Quoi qu’il en soit, depuis une dizaine d’années, il était installé dans le paysage du spectacle et était entré au service de l’agence de Denise pour tenir son bureau de Genève.

Quand Ludmilla rentra en France, Rick de Lacour venait juste d’être nommé à Paris. Il sut lui plaire. Denise, qui n’approuvait pas ce retour, avait recommandé à son bureau de Paris de tout mettre en œuvre pour que la carrière de Ludmilla ne souffrît pas de ce qui apparaissait aux Américains comme un exil.

Le diagnostic de Rick de Lacour, derrière ses simagrées, était plus sévère encore. Avec son extrême sensibilité aux variations de cote des artistes, il avait saisi les menaces qui pesaient sur l’interprète célèbre du Trouvère au cinéma. Le temps avait passé depuis la sortie du film. Il n’était plus un événement. Depuis lors, d’autres opéras filmés avaient connu du succès et propulsé de nouvelles actrices sur le devant de la scène. Ludmilla avait commencé sa carrière tard et assez lentement. Elle prenait de l’âge. Pour jouer les Tosca ou même les Carmen, de jeunes et jolies artistes s’en tiraient mieux. La nouveauté avait servi Ludmilla mais on n’était plus désormais à l’âge des pionniers.

Tout en lui disant du soir au matin qu’elle était la plus fraîche et la plus sensuelle, Rick cherchait autre chose pour relancer sa carrière.

Karsten, en son temps, avait révélé à Ludmilla l’importance du corps et de l’expression. C’est qu’il était un chanteur, un homme de scène. Rick de Lacour était en vérité un publicitaire. Les moyens qu’il envisageait pour mettre à nouveau Ludmilla sous le feu des médias n’étaient pas de l’ordre du chant ni du théâtre. C’est sur sa vie privée qu’il comptait pour entretenir, voire sauver la notoriété de la diva.

Derrière ses allures de vibrion, Rick était un homme méthodique. Il éplucha toutes les données disponibles sur la vie de Ludmilla. C’est en les analysant qu’il conçut son grand projet.

Le raisonnement était simple : il fallait, pour être en phase avec ce qu’elle était devenue, c’est-à-dire un monstre de la scène, provoquer des événements à sa mesure, c’est-à-dire à sa démesure. La Callas avait épousé Onassis et le couple mythique avait fait d’elle un phénomène médiatique. Qui pouvait constituer un tel couple avec Ludmilla ? Un homme riche et célèbre, bien sûr. Mais, d’une part, il fallait le trouver et de Lacour n’en connaissait pas qui fussent à la fois disponibles, intéressés par Ludmilla et surtout susceptibles de lui plaire. D’autre part, une seule alliance d’intérêt ne provoquerait pas la curiosité du grand public. À moins que cet homme à venir n’occupât une place très particulière. Edgar était, lui aussi, riche et célèbre. De là naquit l’idée de génie de Rick. Ludmilla et Edgar s’étaient déjà mariés trois fois. L’histoire était bonne. Un quatrième mariage, organisé avec toute la pompe nécessaire, ne manquerait pas de susciter la passion des médias. Rick voyait déjà la une de Paris-Match et de Life, les reportages télévisés, un film sur le sujet peut-être. Bref, c’était cela qu’il fallait faire.

Restait, et ce n’était pas la moindre difficulté, à obtenir le consentement des divorcés.

XXIII

Au cours de ses années américaines, Ludmilla avait beaucoup changé. Elle était devenue, on l’a vu, capricieuse, gâtée, impérieuse dans ses désirs. Elle ne portait jamais deux fois la même tenue et comme les maisons de couture se battaient pour lui prêter des modèles elle était toujours vêtue somptueusement et à la dernière mode. Elle dépensait énormément. S’il lui prenait l’envie de convoquer un orchestre mexicain au milieu de la nuit, elle envoyait ses gens réveiller une troupe au complet. Elle était extrêmement difficile pour sa nourriture et passait par des phases pendant lesquelles elle ne désirait que des fruits d’Amazonie ou du caviar de la Caspienne. Elle organisait très souvent de grandes réceptions qu’elle quittait au beau milieu sans explication, pour rentrer s’enfermer dans sa chambre. Un vaste groupe de commensaux en tous genres tournait autour d’elle et, comme jadis, elle aimait être entourée par les gens les plus divers. Elle acceptait leurs flatteries pourvu qu’elles fussent habilement déguisées en affection.

Cette transformation radicale n’était cependant pas sans lien avec la Ludmilla d’avant. On décelait, dans ce désir passionné de jouir des plaisirs les plus extravagants, cette disposition d’esprit ancienne qui l’avait toujours amenée à voir la vie comme un jeu. Deux choses déformaient ce trait de caractère, au point de le rendre monstrueux. D’abord, elle avait désormais beaucoup d’argent et pouvait donner à ses toquades une dimension énorme. Ensuite, et c’était nouveau, un sentiment de vulnérabilité, d’incapacité l’envahissait parfois. Jamais jusque-là elle n’avait été sujette à de tels états d’âme. Était-ce l’exil en Amérique, la perte de sa famille, la rupture avec Karsten ? En tout cas, depuis lors, elle était de temps à autre gagnée par une mélancolie épaisse, insurmontable, qui lui donnait envie de mourir. Pendant ces périodes d’abattement, elle avait recours à des médicaments. Au début, ils lui avaient été prescrits par des médecins. Peu à peu, elle avait pris la mauvaise habitude de se les administrer elle-même. Sans que l’on sût si elle avait voulu attenter à ses jours, il fut bientôt évident pour son entourage qu’elle avait plusieurs fois été capable de dépasser les doses.

Concernant les médicaments, Lacour menait une double politique. Il faisait en sorte que Ludmilla ne dispose jamais de quantités trop importantes risquant de lui être fatales si elle les absorbait d’un coup. Mais, d’autre part, il lui servait de fournisseur afin qu’à doses modérées elle n’en manquât jamais. Il était en quelque sorte son dealer légal et cela lui donnait un pouvoir quasi absolu sur elle.

Peu à peu, il apprit à bien connaître l’effet des différents produits sur l’humeur de Ludmilla. Selon ce qu’il voulait obtenir, il s’y prenait à un moment particulier et après la consommation d’une qualité spéciale de psychotropes.

Il faut lui rendre cette justice : il ne chercha jamais à abuser d’elle ni à obtenir une rétribution physique de ses services. Ce n’était pas la conséquence d’une délicatesse particulière. Simplement, cela ne l’intéressait pas. Rick préférait sortir une fois par semaine dans un bar et y acheter les services d’une professionnelle à son goût.

Ludmilla, pour lui, représentait autre chose : la fortune, une poule dont il espérait beaucoup d’œufs en or et qu’il ménageait.

Pour faire avancer son projet de mariage, il agit d’abord dans une autre direction. Il prit contact discrètement avec l’équipe de communication qui s’occupait d’Edgar. Il découvrit que l’homme d’affaires avait confié son image aux bons soins d’une agence extérieure. À l’époque, ce type de prise en charge globale d’une personnalité commençait tout juste à sortir du monde politique pour concerner les grands patrons.