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La principale agence – on aurait presque pu dire la seule – était dirigée par un homme que Rick de Lacour avait connu bien longtemps auparavant. Ce Camponelli était lui aussi un ancien militaire. Lui aussi tenait à faire oublier ses origines, au point qu’il avait pris le nom de sa mère pour brouiller les pistes. Mais Rick l’avait reconnu sur des photos publiées dans la presse au moment du lancement de son agence. Il lui donna rendez-vous.

Camponelli était un peu méfiant car il connaissait le personnage. Cependant, le plan de Rick le séduisit. Surtout, il tombait bien. Edgar était lancé depuis plusieurs années sans le dire dans une compétition médiatique avec Bernard Tapie. Or, les mois précédents, ce dernier avait marqué des points. Edgar l’avait cru fini après des embrouilles sportives qui l’avaient mis en difficulté mais il s’était repris. Un reportage sur le propriétaire d’Adidas déguisé en capitaine, sur le pont de son voilier d’avant-garde, avait énervé Edgar. Comme il se préparait à damer le pion au patron de l’OM sur une nouvelle acquisition d’entreprise, Edgar ne voulait pas accuser de retard médiatique sur lui.

C’est pourquoi le projet de Rick parut très opportun à Camponelli.

Il avait toujours trouvé dommage de savoir que Ludmilla et Edgar avaient été ensemble pendant les années de vaches maigres et qu’ils étaient séparés au moment où leurs gloires respectives auraient pu se renforcer l’une l’autre.

Malheureusement, Camponelli et Rick étaient bien placés pour savoir que leurs clients n’étaient pas du bois dont on fait les flûtes. Leur dernier divorce avait été sanglant. Les plaies étaient probablement fermées mais toujours vives. Il fallait agir avec doigté. Rick avait son idée.

Aux États-Unis, Ludmilla avait pris goût aux activités de charité. La richesse suppose outre-Atlantique de pratiquer une forme plus ou moins visible de mécénat. Elle y sacrifiait de deux manières : en faisant des dons à partir de sa fortune personnelle et en chantant gracieusement au cours d’événements qui servaient à lever des fonds. Pour les dons, elle avait d’ailleurs créé sa propre organisation nommée Singing for Ukraine. Elle ciblait particulièrement sa région natale et le village où elle avait vécu avec sa mère. En cette fin des années quatre-vingt, l’URSS éclatait, laissant apparaître, comme les eaux d’une crue qui se retirent, le paysage dévasté des pays qu’elle avait engloutis pendant plus de soixante-dix ans. Dans la nouvelle Ukraine postcommuniste, Ludmilla fut élevée au rang de figure de la résistance.

Depuis son retour en France, elle n’avait encore jamais participé à un événement caritatif. Rick de Lacour la persuada qu’elle devait ici aussi sacrifier à ce rituel. Il choisit, en concertation avec Camponelli qui vérifia la disponibilité d’Edgar, un dîner consacré à l’association Tous les Orphelins du Monde. Ludmilla était sensible à la cause des enfants des rues. Elle accepta de chanter pour l’occasion.

La soirée se déroulait au Pré Catelan. Deux douzaines de tables étaient dressées sous une sorte de chapiteau. Rick s’était organisé pour que Ludmilla arrive en retard. Tout le monde était assis. Elle découvrit sa place au dernier moment. Il était impossible d’en changer. Elle se retrouva ainsi entre, d’un côté, un gros banquier rouge brique qui s’épongeait le front avec un mouchoir à carreaux et, de l’autre, Edgar. Celui-ci n’était pas au courant non plus de l’identité de sa future voisine. Leur surprise mutuelle interdit toute dérobade. Rick suivait de loin ce face-à-face. Il était assez confiant. Son calcul était que, privés de la possibilité de fuir, les deux anciens époux n’auraient qu’une issue : se réjouir de cette rencontre ou, à tout le moins, le laisser croire.

Ses espoirs se réalisèrent au-delà de ses espérances. Ludmilla et Edgar, après un instant d’étonnement et d’hésitation, s’embrassèrent et commencèrent à discuter avec animation et bonne humeur.

Le calcul de Rick reposait sur deux convictions, qui se vérifièrent une fois de plus. Tout d’abord, pour des personnes devenues célèbres et riches, les connaissances anciennes gardent une place à part. Les amitiés venues avec la gloire sont toujours ambiguës. Plane au-dessus d’elles le soupçon qu’elles soient intéressées, éphémères, motivées davantage par la vanité que par l’affection véritable. Les proches des mauvais jours, eux, ne sont pas suspects. Leur amitié, leur amour résisteraient d’autant mieux au dénuement qu’ils en ont naguère été nourris. Ludmilla et Edgar étaient l’un pour l’autre ce que personne ne pourrait jamais devenir : les témoins d’un temps où rien n’était encore accompli et où les seules richesses étaient celles des êtres eux-mêmes.

L’autre conviction de Rick était qu’ils s’aimaient toujours. C’était à la fois vrai et faux. Aucun des deux n’avait jamais retrouvé dans sa vie – Rick s’en était assuré auprès de Camponelli – un nouvel amour de la force du premier. Ils étaient même, pour parler franc, restés seuls. Leur amour n’avait pas eu de successeur. Il était là, vivant au fond d’eux. Compte tenu de ce qu’ils étaient devenus, de l’habitude qu’ils avaient prise l’un et l’autre de paraître et de mentir, cet amour profond n’était pas en condition de prendre sa pleine mesure. Tout au plus pouvait-il laisser affleurer sinon de la tendresse, du moins de la sympathie, une complicité affectueuse qui mettait de la bonne humeur dans leur échange. À Rick de modeler cette matière brute pour lui donner la forme qu’il espérait.

La soirée de charité fut très réussie. Ludmilla enchanta l’assistance en se produisant dans deux lieds de Schubert et une cantate de Bach. Ce dernier morceau rappela à Edgar le temps où il venait la chercher à l’institution religieuse, où elle chantait à l’église et n’avait encore jamais mis les pieds à l’Opéra.

Il y eut ensuite une vente assez fastidieuse de clichés photographiques au profit de la cause. Edgar, sans avoir l’air d’y toucher, se démena pour emporter les deux plus grands lots, à un prix exorbitant. Cet étalage de ses moyens financiers se voulait discret et il plaisanta sur ce « coup de tête » avec Ludmilla. Reste qu’il était assez fier de faire la démonstration de sa fortune et qu’elle ne parut pas mécontente de le savoir très riche.

Quand on les a connus dans ce que je considère comme leur ultime vérité, détachés des biens matériels, pleins d’humour et de tendresse pour le genre humain, il paraît presque inconcevable qu’ils aient pu, à cette période impériale de leurs vies, se montrer si bêtes. Par un heureux hasard cependant, ils étaient en phase dans cette évolution. Ils pouvaient communier avec délices dans cette satisfaction d’eux-mêmes qui les rendait pourtant si malheureux.

Un bal concluait le dîner. Rick insista pour que la diva l’ouvrît avec son ex-mari. Il fit l’annonce au micro de cet événement au moyen d’un petit discours plein de sous-entendus, qui qualifiait cette soirée de « Grand Pardon ».

Ludmilla et Edgar s’avancèrent sur la piste, légèrement embrumés par le champagne et les vins. C’était la première fois depuis leur séparation qu’ils se touchaient. Malgré eux, au point qu’ils en furent étonnés, ils retrouvèrent d’anciens gestes. Par exemple, quand Edgar saisit la main de Ludmilla, il passa tous ses doigts entre les siens, jusqu’à la base des phalanges. Cette partie de peau est sensible, son contact intime ; ils ressentirent un même frisson troublant. L’air était une valse, qui les étourdissait. Ils eurent du coup le réflexe de s’agripper l’un à l’autre. Ludmilla sentit la main d’Edgar sur sa taille, là où le tissu de sa robe était si fin qu’il lui laissait percevoir le relief des doigts, leur chaleur, leur insistante pression. Ils revinrent à table un peu songeurs.