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— Qu’est-ce que tu en penses, Rick ? demanda Ludmilla en rentrant.

Elle était tassée au fond de la limousine et regardait défiler les arbres du Cours-la-Reine.

— Eh bien, je pense… qu’il veut coucher avec vous.

Cette prétendue audace était bien dans les manières de Rick. Il savait que Ludmilla aimait l’entendre parler un peu crûment. Lui dire qu’Edgar avait sur elle des vues sexuelles n’avait par ailleurs que des avantages : c’était une manière de la rassurer en tant que femme sur le désir qu’elle pouvait susciter. C’était surtout le moyen de réduire la complexité des motivations d’Edgar à la simple et primitive pulsion qu’on prête aux hommes et qui permet de ne pas trop s’interroger sur leurs affections profondes.

— Tais-toi, imbécile, dit Ludmilla en souriant. Le sexe… Toujours le sexe… Moi, c’est l’amour qui m’intéresse.

C’était à la fois vrai et faux. En cet instant, elle sentait un violent désir d’Edgar. Elle aurait mille fois préféré être avec lui dans cette voiture. Pour autant, elle n’aurait pas supporté que l’assouvissement de ce désir fût une fin en soi. C’est pour cela qu’elle ne lui avait pas cédé quand, en la raccompagnant, il avait fait un imperceptible mouvement pour montrer qu’il aurait aimé l’accompagner.

Ils n’avaient jamais pratiqué, dans leurs vies précédentes, ces petites stratégies du désir. Frustrer l’autre pour en obtenir davantage… Retarder l’amour physique pour faire croître le sentiment… C’était là des jeux qu’ils avaient observés chez d’autres en s’en amusant mais qu’ils avaient méprisés pour eux-mêmes. Leurs relations passées étaient toutes de spontanéité. Ils avaient mûri, en somme, se dit-elle. Voilà qu’elle rusait et découvrait dans les petites angoisses de ce jeu un plaisir nouveau.

— Crois-tu qu’il va m’appeler ?

— Dès demain.

Rick avait d’autant moins de doute sur ce point que Camponelli travaillait de son côté à la même fin.

Edgar appela le lendemain. Ludmilla fit répondre qu’elle était en répétition. C’était presque vrai puisqu’elle se préparait à une reprise d’Aïda, la première depuis son triomphe de jadis. Après un délai qui lui parut long, convenable et délicieux, elle le rappela en fin d’après-midi. On était au début des téléphones mobiles. Une voix métallique lui indiqua qu’elle allait « être mise en relation ». Le mot était bien choisi. Edgar était dans sa voiture. Elle lui donna rendez-vous au bar du Lutetia pour le lendemain.

Coiffure, robe, parfum, elle eut le temps de tout étudier dans la fièvre, pour paraître le lendemain comme elle voulait qu’il la vît, élégante et négligée, simple et raffinée, désirable sans provocation, énigmatique dans ses intentions.

Ce fut une entrevue sympathique, moins troublante cependant que le dîner de charité, peut-être parce qu’ils l’avaient l’un et l’autre préparée. Ils parlèrent de leurs carrières, de l’Amérique, des études d’Ingrid. Elle était partie à cette époque pour Londres suivre les cours de la London School of Economics.

Le bar était plein de monde. On les avait reconnus ; on les observait. Ils n’osèrent pas faire de gestes équivoques. À la fin seulement, quand Edgar raccompagna Ludmilla jusqu’à la porte à tambour, il lui prit de nouveau la taille et ils firent trois pas ainsi serrés, côte à côte. Sans qu’elle en eût conscience, elle pencha un peu la tête vers lui. Elle avait les cheveux mi-longs à cette époque et, quoiqu’ils fussent apprêtés de laque, ils effleurèrent le cou d’Edgar.

Elle ne prit conscience de cette attitude qu’en voyant les photos dans le journal la semaine suivante. Rick avait fait le nécessaire, on s’en doute, pour que des paparazzis aussi discrets que bien informés fussent présents pendant toute la scène. Un grand magazine publia le reportage en bonne place avec ce titre : « Retour de l’amour chez deux monstres sacrés ». Suivaient des photos d’archives des deuxième et troisième mariages de Ludmilla et d’Edgar (il n’y en avait aucune du premier) ainsi que des clichés pris au moment du dernier divorce. Puis, bien détaillé, sur quatre pages, l’article racontait, illustrations à l’appui, comment « était revenu l’amour dans le cœur de ces deux inséparables ».

— Ils vont vite, commenta sobrement Ludmilla.

Elle se doutait qu’il y avait du Rick là-dessous mais était loin de lui en vouloir. Toute la semaine, au contraire, elle avait été très nerveuse. Elle n’avait pas reçu de nouvelles d’Edgar depuis leur entrevue au Lutetia. Elle avait doublé les doses de tranquillisants, fait tourner ses domestiques en bourrique, annulé une répétition.

L’article du magazine, loin de l’agacer, lui donnait du grain à moudre. Comme elle l’avait pressenti en le lisant, Edgar appela le jour même. Il cherchait de son côté un prétexte pour revenir vers elle. La pudeur dont elle avait fait montre au Lutetia avait trompé Edgar. Peu habitué lui aussi aux jeux de cache-cache avec elle, il se demandait ce qu’elle voulait vraiment. Il avait fini, croyant la connaître, par penser que son amitié lui suffisait.

Elle lui donna rendez-vous dans sa suite – elle vivait alors toujours au Ritz.

Edgar arriva en fin d’après-midi, fut introduit par le même garde du corps qui avait reçu Ingrid. Il s’étonna de voir Ludmilla entourée de si peu de personnel. C’est qu’elle avait donné congé à tout le monde.

Ils se retrouvèrent seuls dans cet ameublement chargé, ces lustres à pampilles, ces commodes laquées, ce lit tapissé de scènes champêtres sur toile de Jouy. Ils parlèrent peu. Le magazine qui les représentait était étalé sur un guéridon et il disait tout. Restait le moment de l’amour. Ils le firent aussitôt, sans prononcer une parole. Tout était parfait, les tissus délicats, les lumières douces, les parfums subtils. Ils se convainquirent eux-mêmes que c’était bien. Pourtant Edgar s’était agacé de devoir se frayer un chemin à travers les dessous compliqués de Ludmilla et elle avait découvert, une fois ôtés les vêtements de prix qu’il portait, le corps d’un homme alourdi. Ils étaient si loin de leur première nature, si confondus désormais avec leur être social, si occupés à paraître qu’ils vécurent ce moment physique comme un événement dont ils étaient les protagonistes. Ils jouaient des rôles de théâtre, avec les artifices nécessaires, et leur jouissance venait surtout d’en être en même temps les spectateurs.

Ce premier assaut les délivra mais n’en suscita pas d’autres. Ils restèrent au lit côte à côte, nus dans leurs draps de soie, heureux d’avoir retrouvé ce morceau d’eux-mêmes qu’ils avaient perdu en l’autre.

Ludmilla fit monter un souper. Ils se rhabillèrent. Edgar repartit vers minuit. Elle appela Rick. Il fit le modeste, quoiqu’il fût envahi par un sentiment de triomphe.

— Maintenant, dit-il avec un petit sourire, il va falloir choisir la robe pour le mariage.

Elle rit, soupira. Cette perspective la ravissait. Edgar aussi avait envie qu’ils balaient toute l’obscurité du passé en organisant une fête somptueuse. C’était un projet qui convenait à leurs nouvelles vies. En réalité, si l’on y pensait bien, ils n’en avaient pas d’autre.

Le quatrième mariage fut fixé pour le début du mois de juillet.

XXIV

Je n’ai pas le talent d’un chroniqueur mondain. En l’occurrence, c’est inutile. Le quatrième mariage de la diva et de l’homme d’affaires prodige fit l’objet de tant de reportages qu’on peut en retrouver les moindres détails en consultant les journaux d’époque.

Sans qu’ils aient lu le roman Bel-Ami, une prudence mondaine leur avait fait célébrer les précédentes unions à la mairie. Pour leur apothéose, restait encore l’église. Comme ils n’y avaient jamais eu recours, ils n’eurent pas à demander de dispense papale : l’archevêque de Paris lui-même les accueillit à Notre-Dame.