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Un ballet de voitures noires avait déposé devant les portails les plus hauts dignitaires de la République, à commencer par le président Mitterrand. Edgar lui avait rendu de grands services, en particulier pendant la campagne pour sa réélection l’année précédente. Un grand nombre d’invités prestigieux appartenant aux mondes de la presse, des affaires, du spectacle et de la politique peuplait les travées. Et comme la France ne vivait pas encore à l’heure du terrorisme, un public de curieux, attiré par cet événement mondain, se faufilait devant les chapelles latérales et entre les colonnes des nefs secondaires.

Ludmilla était vêtue d’une robe d’organdi, évidemment coupée par Saint Laurent auquel elle était toujours fidèle et qui était d’ailleurs présent en personne dans les premiers rangs. Faute de parents mais surtout parce que le couple qu’il s’agissait d’unir n’était pas tout à fait composé de jeunes innocents, Ludmilla s’avança vers l’autel au bras d’Edgar. Il était en frac, avec un pantalon à rayures et une cravate rouge et bleu, un gros œillet à la boutonnière. Lors de leur deuxième mariage, ils avaient porté des tenues bien moins coûteuses mais qui, en raison de leur relative pauvreté d’alors, paraissaient somptueuses. Cette fois, au regard de leurs fortunes, ils semblaient au contraire vêtus avec une relative simplicité.

Pierre Cochereau, à l’orgue, déroula le programme musical choisi par Ludmilla elle-même. D’immenses bouquets de lis étaient suspendus aux lustres et parfumaient les voûtes. Les chants furent assurés par des artistes d’opéra, dont le célébrissime ténor Pavarotti, plus suant que jamais, que l’odeur douceâtre des lis faisait suffoquer entre chaque air.

La cérémonie à la mairie le matin avait un peu perdu de son mystère. Ils l’avaient expédiée devant quelques amis. Si bien que l’office religieux pouvait durer autant que l’on voudrait. Le cardinal et les curés de Notre-Dame y prenaient visiblement plaisir. On sentait qu’ils en auraient volontiers rajouté. L’homélie fut interminable.

Le soleil brillait sur le parvis quand la noce sortit. Les cloches sonnaient à toute volée, couvrant le bruit des autobus. Une longue séance de photos suivit devant la cathédrale.

Puis les voitures revinrent chercher les personnalités, à commencer par les mariés. Le cortège se dirigea vers le pavillon d’Armenonville, privatisé pour l’occasion. Les réjouissances durèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Ludmilla était épuisée et Edgar avait beaucoup bu pour tenir le coup. Ni l’un ni l’autre ne prenait l’initiative de quitter la fête. Ils avaient ouvert le bal et honoré à peu près toutes les personnes importantes. La file des invités qui voulaient les complimenter était en train de rétrécir. Ils pouvaient s’en aller. Pourtant, puisant dans leurs dernières forces, ils restaient. D’aucuns y virent le signe que cette cérémonie les avait rendus parfaitement heureux. C’est en tout cas ce qu’écrivirent les journalistes les jours suivants.

La réalité était bien différente. Un homme la connaissait mieux que quiconque, c’était Rick de Lacour. Il avait dénoué son nœud papillon en soie mauve et déambulait le smoking ouvert, les cheveux en bataille, l’œil allumé par le whisky et les décolletés. Ce jour était une grande réussite pour lui. Mais il savait que ce n’était qu’une première étape. Le deuxième acte allait commencer. Et il n’y aurait pas d’état de grâce.

Quand, enfin, Ludmilla et Edgar se décidèrent à quitter le pavillon d’Armenonville, au petit matin, ils durent affronter ce que, tout en prétendant le désirer, ils redoutaient le plus : ils se retrouvèrent seul à seule.

Rien ne provoque la détresse comme le bonheur quand il est obligatoire. En ce jour de noces, ils étaient contraints de se montrer heureux d’être ensemble. Mais leurs vies de solitaires ces dernières années avaient produit en eux des changements profonds qui se faisaient cruellement sentir après ces longues et bruyantes réjouissances. Ludmilla avait envie d’absorber des tranquillisants. Elle répugnait à se démaquiller devant quelqu’un, fût-il désormais son mari. Elle n’avait qu’un désir, se réfugier dans un sommeil chimique, seule dans son lit, sans qu’on la touche. Edgar, un peu abruti par tous les verres qu’il avait bus pendant la soirée, avait la vague impression qu’il devait se montrer entreprenant. Il n’en avait pas la force. Avec le reflux des sollicitations extérieures, depuis qu’ils avaient quitté la fête, il se remettait à penser à mille sujets professionnels : lettres en retard, négociations en cours, affaires à suivre. Il aurait volontiers fait comme il en avait pris l’habitude : s’enfermer dans son bureau avec un bon cigare et un cognac, les pieds sur une table, à rêver. Au lieu de cela, il tenait assez stupidement la main de Ludmilla pendant que le chauffeur les ramenait chez lui à travers un Paris désert. Il avait encore changé d’adresse et habitait en bas de l’avenue Montaigne. Son appartement occupait les trois derniers étages d’un immeuble qui faisait l’angle avec le quai. Il dominait le pont de l’Alma, voyait la tour Eiffel s’illuminer. Ludmilla était déjà venue plusieurs fois pendant leurs brèves fiançailles. Ils avaient décidé ensemble qu’une vaste chambre, au deuxième niveau, serait pour elle. Edgar l’avait meublée d’un piano afin qu’elle pût y travailler.

Arrivés dans le hall, ils sentirent un flottement. Il fallait que l’un des deux se décide. Elle prit les devants. En saisissant les mains d’Edgar et en le regardant les yeux dans les yeux, elle lui dit :

— Mon chéri, je suis épuisée. Ce fut une soirée merveilleuse. J’ai besoin de récupérer, de me calmer après tant de belles émotions.

Il attira ses mains et les baisa.

— Ne m’en veux pas si je vais dormir dans ma chambre, poursuivit-elle. Tu me retrouveras bien en forme demain.

Rien ne pouvait mieux répondre aux désirs secrets d’Edgar en cet instant.

— Je comprends, dit-il en faisant en sorte de ne pas paraître trop réjoui par cette proposition. Va, ma chérie ! À demain.

Il déposa un baiser sur la bouche de Ludmilla, sans insister car il avait conscience de sentir l’alcool. Elle monta jusqu’à sa chambre et s’y enferma.

Ainsi commencèrent les jours comptés de ce quatrième mariage. Quand Ingrid en parle, elle ne peut cacher que cette union lui avait d’emblée paru artificielle et intenable. Elle était présente à la cérémonie et à la fête qui l’avait suivie. Nous ne nous connaissions pas encore à ce moment-là. Elle avait à l’époque un copain nommé Jérôme ; elle l’avait connu en école de commerce. C’était un jeune homme de province, fils de militaire, élevé sans grands moyens. Il était béat d’admiration devant le faste de ces noces de stars. Ingrid, elle, voyait ses parents sous les ors et les soieries. Ou, plutôt, elle les cherchait et ne les reconnaissait pas dans ce couple en technicolor, donné en pâture à la presse et au grand monde, au préjudice de toute intimité. Elle m’a raconté qu’en quelques jours Ludmilla et Edgar avaient repris des vies séparées, quand bien même elles se déroulaient sous le même toit.

Ludmilla était accaparée plus que jamais par ses répétitions, appelée à l’étranger à l’occasion de plusieurs créations à la Scala et à Prague notamment.

Lui s’était lancé dans une nouvelle acquisition : les studios d’une « major » de cinéma américaine. Cette négociation le conduisait à New York et Los Angeles régulièrement. Pris dans le tourbillon narcissique de leurs succès respectifs, ils n’avaient plus guère d’énergie pour se tourner l’un vers l’autre.