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Ils se croisaient peu avenue Montaigne. C’était à se demander s’ils ne faisaient pas exprès de n’y être presque jamais ensemble. Ingrid affirme qu’ils ne se supportaient pas dans la vie quotidienne. Les caprices de Ludmilla agaçaient Edgar mais elle n’avait aucune intention d’y renoncer. Et si elle pouvait le désirer ou tout au moins accepter sans déplaisir l’amour physique, elle ne supportait pas l’idée de passer une nuit entière au côté d’un homme. De surcroît, avec ses habitudes de boisson, Edgar dormait d’un sommeil lourd et bruyant qui la dégoûtait.

On peut donc dire qu’ils cohabitaient plus qu’ils ne vivaient ensemble. Toute une troupe de commensaux qui se prétendaient amis de Ludmilla gravitait autour d’elle. Edgar devait supporter leur présence avenue Montaigne, non sans agacement. Il n’avait aucun plaisir à rester chez lui dans ces conditions, aussi acceptait-il beaucoup d’invitations à l’extérieur. Ils s’y rendaient volontiers en couple, alimentant la chronique mondaine, pour le plus grand bonheur de Rick de Lacour.

Il avait d’ailleurs été félicité par Denise pour son action : grâce à ce mariage, Ludmilla avait pris une place de premier plan parmi les cantatrices, auréolée d’une légende qui fascinait même ceux à qui l’opéra était étranger.

Cette notoriété ne résolvait pas tous les problèmes. Elle masquait provisoirement une réalité qui s’imposait de façon insidieuse mais régulière : la cote artistique de Ludmilla s’érodait. Quelques incidents donnèrent à ce désaveu du public un caractère plus alarmant. Il y eut ainsi cette représentation à Londres au cours de laquelle Ludmilla, qui n’était pas en voix ce soir-là, fut sifflée. Au lieu de réagir comme elle l’aurait fait auparavant en redoublant de force et en faisant face, elle avait quitté le théâtre au deuxième acte, provoquant la fureur du directeur et une émeute parmi les spectateurs.

On sut plus tard, mais il est probable que Rick et Camponelli l’apprirent tout de suite, que les affaires d’Edgar traversaient, elles aussi, une passe délicate. Les comptes du groupe Luxel n’étaient pas bons. Trop occupé par ses nouvelles acquisitions, Edgar négligeait la direction de son affaire. Après des mesures énergiques prises au lendemain du rachat et qui avaient eu des effets positifs, il avait laissé se creuser de nouveaux déficits. Des signaux d’alerte lui parvenaient. Deux choix s’offraient à lui : soit il renonçait au rachat qu’il envisageait en Amérique et rentrait se consacrer aux entreprises qu’il possédait, soit il optait pour la fuite en avant. Il prit ce dernier parti. Son calcul était simple mais risqué : tant que les ennuis de Luxel n’étaient pas publics, il pouvait se servir de la garantie que représentait cette entreprise pour financer le rachat de la major américaine. S’il l’obtenait, il vendrait Luxel et mettrait le paquet sur le cinéma.

Ce choix reposait sur la conviction, ancrée depuis longtemps en lui, qu’il était meilleur négociateur que gestionnaire. Il se sentait moins que jamais l’âme d’un dirigeant d’entreprise, opérant jour après jour le redressement de ses comptes. Son talent, c’était de jongler, d’acheter et de vendre. Cela supposait le risque. Avec le temps, ce risque devenait de plus en plus grand, et l’issue incertaine. Il vivait avec ce stress et l’aimait. En funambule, il savait qu’il ne devait pas regarder le vide sous ses pieds. L’alcool l’aidait à oublier ce vertige.

Compte tenu de ces difficultés et avec d’autant moins de scrupules qu’il savait qu’un tel mariage n’était pas très heureux, Rick de Lacour jugea de son devoir de venir en aide à ce couple en danger. Il était le seul à pouvoir donner l’impulsion dont Ludmilla et Edgar avaient besoin à ce moment-là pour sortir de l’impasse où ils se trouvaient.

Il lança la phase II de son plan de bataille. Par prudence, il ne mit pas cette fois Camponelli dans la confidence.

Depuis longtemps, Rick de Lacour ne se satisfaisait pas du salaire que lui versait l’agence de Denise. Son activité le mettait en contact avec les patrons des grands journaux. En choisissant de confier des exclusivités à tel ou tel, il les favorisait. Un service de cette importance devait être rémunéré. On savait dans la profession que Rick ne faisait rien sans rien. Certains magazines refusaient de céder à ses chantages. Avec d’autres, au contraire, il avait noué de fructueux rapports de collaboration et de confiance. C’est à un de ces partenaires, le groupe de Lewis Morgensell, propriétaire de nombreux titres à grands tirages en Europe, que Rick de Lacour présenta le plan d’action qu’il avait concocté. L’affaire fut conclue au plus haut niveau, pour un prix légèrement inférieur à ce qu’il demandait mais confortable tout de même. L’argent était versé en Suisse sur un compte numéroté. Je tiens ces informations de Rick lui-même.

Car, pour réaliser cette enquête, je suis allé lui rendre visite dans sa résidence de Marrakech, celle en tout cas où il passe la moitié de l’année. C’est un riad assez simple à l’origine, avec son patio couvert de mosaïque et sa grande salle obscure encadrée de banquettes. Il l’a meublé avec un goût un peu excessif, forçant la dose sur les dorures et les tapis. L’ensemble, dès l’entrée, évoque une caverne d’Ali Baba. C’est un peu la réalité, si l’on y songe. Rick a déposé là tout ce qu’il a dérobé sa vie durant aux gens riches et célèbres qu’il a servis. Après Ludmilla et Edgar, il a poursuivi une brillante carrière auprès d’un acteur américain puis d’une famille de banquiers argentins.

C’est aujourd’hui un homme de près de quatre-vingt-dix ans. Le temps ne semble pas avoir calmé ses appétits et il vit entouré de bayadères alanguies et peu vêtues. Il m’a reçu avec plaisir car il ne doit plus être sollicité par grand monde désormais. Personne ne lui a jamais demandé de raconter sa vie et il le regrette. Il n’éprouve aucune gêne à dévoiler les machinations dont il s’est rendu coupable. Certes, elles l’ont enrichi et il ne s’est guère embarrassé de morale pour les imaginer. Reste qu’il prétend avoir toujours agi « dans l’intérêt de ses clients ». Dans l’affaire qui nous occupe, le client, c’était Ludmilla.

Il avait fait tout son possible pour entretenir sa notoriété. Il avait en particulier organisé le voyage triomphal qu’elle avait effectué en Ukraine. Il l’avait accompagnée dans son village natal et mis en scène les bienfaits qu’elle avait eus pour cet endroit de sinistre mémoire pour elle. Cependant, les journaux ne s’étaient pas montrés très intéressés.

Rick sentait bien que, pour faire revenir Ludmilla à la une, il n’y avait plus qu’un seul coup à jouer. Il faudrait casser pas mal d’œufs pour cette omelette-là mais elle en valait la peine.

Beaucoup de détails de l’opération sont restés inconnus jusqu’à ce qu’il me les livre avec ingénuité pour qu’ils servent à l’élaboration de ce récit. Grâce à ses confidences, je suis en mesure de reconstituer à peu près fidèlement et dans son intégralité ce qui s’est déroulé en ce mois de mai, un peu moins d’un an après le mariage fastueux de Ludmilla et d’Edgar.

XXV

Carmelita Rodriguez-Pacheco était née le 13 juillet 1978. Elle avait donc dix-huit ans depuis un mois en mai 1996. C’était son seul défaut et il put être corrigé sur ses papiers mexicains. De toute façon, elle était entrée illégalement aux États-Unis en traversant le Rio Grande deux ans plus tôt et ne disposait pas d’une autorisation de séjour légal. Celle qui se faisait appeler Sally dans les bars de Los Angeles pouvait donc assez facilement, le jour venu, être présentée comme mineure. Cela décida Rick de Lacour à retenir sa candidature parmi celle de trois autres filles que proposait l’agence chargée du casting. Le grand avantage de Sally était qu’avec sa poitrine généreuse et ses yeux barbouillés de noir elle ne pouvait pas, toute mineure qu’elle était presque, éveiller les soupçons de son futur client. Elle avait l’air adulte et même d’une adulte particulièrement au fait des choses de la vie.