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La suite, en détail, avec un peu moins de netteté que s’ils étaient restés dans le jardin, put être captée par les objectifs de Sandjac. Le reportage était si détaillé qu’il n’eut qu’une crainte : que les clichés fussent trop crus pour un magazine grand public. Heureusement, Sally faisait varier les pauses et plusieurs plans furent explicites, sans tomber pour autant dans la pornographie.

L’une de ces photos servit à illustrer la couverture du journal avec lequel Rick avait conclu l’affaire. Un reportage complet suivait en pages intérieures. En cas de procédure judiciaire, des pièces plus compromettantes permettraient à la direction du journal d’exercer un discret chantage.

L’affaire eut un retentissement énorme. Edgar était rentré depuis une semaine quand parut le magazine. Ludmilla, à qui Rick, l’air navré, avait mis les photos sous le nez, entra comme une furie dans la chambre d’Edgar et lui jeta le journal à la figure.

C’était moins la jalousie que l’humiliation qui la faisait souffrir. Les mots s’étranglaient dans sa gorge. Elle quitta la pièce, appela le chauffeur et se fit conduire à l’hôtel.

La première personne qu’elle appela fut son avocat. Elle demanda le divorce dans les délais les plus brefs, quelles que fussent les conditions.

Ainsi prit fin la quatrième union d’Edgar et de Ludmilla, après quelques mois seulement d’une cohabitation sans passion. Si cette séparation n’avait pas eu de si graves conséquences, ils en auraient presque été, l’un et l’autre, soulagés.

XXVI

Rick de Lacour s’ennuyait pendant sa retraite dans son riad de Marrakech. C’était évident pour toute personne qui, comme moi, passait quelques jours en sa compagnie. En fin d’après-midi, il allait boire l’apéritif chez des amis de son âge. De temps en temps, l’un d’eux disparaissait. On a beau être riche et au soleil, on n’en reste pas moins mortel. Rick, sans descendance ni attache dans ce monde, se livrait à une rumination attendrie des meilleurs épisodes de sa carrière.

Sans l’ombre d’un doute, le traquenard qu’il avait tendu à Edgar était le plus extraordinaire. Rick était fier d’avoir pu monter sans accroc une opération aussi délicate. Il me la raconta dans ses moindres détails, précisément parce que, jusque-là, le secret avait été bien gardé. Rick était content, au moment de quitter cette vie – mais Dieu sait qu’il n’était pas pressé de le faire – de délivrer sa conscience et surtout de voir son talent reconnu par quelqu’un. Car ce qui faisait de cette affaire un coup de maître, c’était justement que jamais Rick ne lui avait été associé.

Pour le monde entier, il s’agissait d’un fait divers sordide dont la révélation était le fruit du hasard. Edgar avait sollicité les services d’une prostituée et un paparazzi, par hasard, les avait surpris en pleine action. Cela rendait le crime d’Edgar d’autant plus odieux : on comprenait qu’il avait l’habitude de se livrer à de telles pratiques.

— Personne, absolument personne, ne devait découvrir qu’il y avait eu provocation et qu’Edgar était tombé dans un piège, me confia Rick le deuxième soir devant un plat de tajine fumant.

Il avait fait dresser une table dans le patio et nous dînions à la bougie, face à face, sous l’obscurité fraîche du ciel marocain.

— Qui dit provocation dit circonstances atténuantes. Or il ne fallait pas que l’on plaigne Edgar, pour quelque raison que ce fût.

Le moins que l’on puisse dire est que l’objectif a été atteint au-delà de toutes ses espérances : après la publication de ces images, Edgar est devenu un objet de dégoût et de scandale. D’autres révélations, pendant plusieurs semaines, ont suivi le premier reportage et aggravé les charges. Elles ont même pris un tour judiciaire aux États-Unis lorsque l’opinion publique apprit que Sally était mineure. Une photocopie de sa carte de résident américaine, obligeamment livrée à la presse par un Rick toujours incognito, déclencha une procédure pénale en Californie. D’autres confessions d’anciennes maîtresses d’Edgar en Europe alourdirent le tableau. Les dégâts étaient considérables.

Il avait traversé d’autres crises. On peut penser qu’il aurait surmonté celle-là, attaqué ses accusateurs, fait rire des puritains qui lui reprochaient ses frasques. Cette fois, il n’y parvint pas.

Qu’est-ce qui l’empêcha de se défendre ? La cascade de catastrophes qui frappa ses affaires et démonta son empire à la vitesse d’un château de sable gagné par la mer ? Il est vrai que ses responsabilités entravaient ses mouvements, exigeaient de rétablir la confiance, de donner une image de sérieux, et qu’elles étaient peu compatibles avec la liberté du bateleur qu’il avait été naguère.

Mais je sais qu’il y a autre chose et je l’ai dit à Rick, du reste. Edgar s’en voulait du mal que cette affaire pouvait infliger à Ludmilla. Il avait beau être insatisfait de ce dernier mariage, l’outrage mondial qu’il faisait subir à une femme avec laquelle il avait tout partagé lui apparaissait comme une ignominie. Il était incapable de nier sa faute, de tourner l’affaire en ridicule, de justifier peu ou prou ses actes.

Rick ne croyait pas à cette hypothèse. Il n’avait jamais aimé Edgar, agacé de se trouver de facto l’employé de ce fils de pauvre, comme lui-même. De toute manière, Rick n’avait qu’une seule loyauté dans sa noirceur, et c’était à l’égard de Ludmilla ou plus exactement de Denise, dont il servait les intérêts.

Dans cette logique, l’opération Sally était une pleine réussite. Dans les reportages que les journaux du monde entier consacrèrent à l’incident – avec d’abondantes illustrations –, Ludmilla jouait le rôle de sainte, ignoblement trahie par un mari qu’elle avait aimé au point de lui donner quatre fois sa chance.

Ce battage, pour désagréable qu’il fût, servait les intérêts de Ludmilla, et donc de Denise. La cantatrice en était à ce stade de sa carrière où c’était le phénomène médiatique que l’on cherchait en elle. Les directeurs d’opéra l’engageaient plus comme un monstre sacré que comme une artiste de talent. Le monde lyrique avait commencé à s’en détourner depuis longtemps. La réussite, le confort, la notoriété avaient peu à peu tamponné en elle tout l’acide que Karsten avait autrefois versé dans son caractère. Ses interprétations étaient assez fades, ses colères convenues, sa voix manquait de rigueur par défaut d’entraînement et à cause d’une hygiène de vie déplorable.

Cependant, omniprésente dans l’actualité, même pour de mauvaises raisons, Ludmilla continuait pour le public le plus large d’incarner la diva, avec sa démesure, ses blessures et sa grâce.

— Mission accomplie, conclut Rick en levant à ma santé un verre de crémant de l’Atlas.

— Mais avez-vous pensé au mal que cette histoire a pu lui faire ?

Rick eut un mouvement de bouche comme s’il tétait un sein invisible. Sa fine moustache était blanche. On aurait dit une ligne de cils blonds et sa lèvre supérieure une énorme paupière.

— Ces gens-là, voyez-vous…

Je compris qu’il parlait d’Edgar et de Ludmilla.

— … ils encaissent tout. Croyez-moi, ce sont des monstres. D’ailleurs, personne n’atteint de tels niveaux sans être un monstre.