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Il avait tort bien sûr. La suite devait prouver à quel point les sentiments de Ludmilla étaient authentiques et la blessure qu’elle venait de recevoir douloureuse et profonde. Pourtant, dans les mois qui suivirent l’affaire, force est de reconnaître qu’Edgar et elle se montrèrent incroyablement solides et courageux.

Face à la tempête médiatique, Edgar, je l’ai dit, a fait le choix de sauver ses entreprises. Pour ce qui était des négociations américaines, elles étaient évidemment rompues. D’autres acheteurs étaient sur les rangs et ils ne manquèrent pas d’exploiter les ennuis d’Edgar pour le disqualifier. Le déclenchement d’une procédure pénale pour agression sexuelle sur mineure mit Edgar définitivement hors jeu outre-Atlantique. Sachant la partie perdue, il est immédiatement rentré en France et s’est consacré au cœur de son activité : le groupe Luxel et sa nébuleuse de marques. Il y a fait preuve d’une belle énergie et démontré une fois de plus ses talents de conviction. À cet égard, le choix de ne pas s’être lancé dans une campagne de justification médiatique s’est avéré judicieux. Les partenaires et subordonnés d’Edgar ont eu en face d’eux un homme grave, déterminé, au fait de ses affaires. Il a tâché, par sa dignité, de susciter auprès d’eux un respect qui lui était plus que jamais nécessaire pour piloter le navire dans la tempête. Il rencontra un par un les associés minoritaires, les membres des comités de direction, les représentants des personnels, plaida sa bonne foi, mit en avant l’intérêt collectif, promit des investissements. Peu à peu, il regagna, sinon la confiance, du moins une forme de reconnaissance en tant que chef d’entreprise.

Il avait d’autant plus de mérite à se battre qu’il était seul. Il est frappant de voir combien Edgar s’était isolé pendant ces années de réussite. Il n’avait jamais eu beaucoup d’amis. S’il suscitait aisément de la sympathie, il ne se livrait pas, restait solitaire et secret. De là venait sans doute que Ludmilla ait toujours pris pour lui une place singulière. Il y avait l’amour, certes, avec les fluctuations qu’on a décrites. Mais une amitié les liait peut-être plus profondément encore. Elle était un confident et jouait dans l’esprit d’Edgar, quelles que fussent leurs relations matrimoniales, le rôle de l’ami qu’il n’avait pas.

Avec le succès s’était ajouté à la méfiance d’Edgar un autre sentiment qui limitait ses relations : il s’était toujours senti mal à son aise avec les riches, les puissants. Au fond de lui, il détestait les clubs mondains, les dîners placés, les lieux de villégiature à la mode. Il n’y allait que pour s’y montrer et entretenir son image mais il les fuyait dès qu’il le pouvait. Son argent lui donnait une place dans ces milieux et lui faisait obligation de les cultiver mais il s’y sentait illégitime et restait sur la réserve.

Le seul avec lequel il ait gardé une amitié véritable était Michel Louarn, son banquier. Leur relation venait de loin : elle datait des toutes premières affaires qu’Edgar avait conçues. Elle était de surcroît mâtinée de trouble complicité. Ensemble, ils avaient bien souvent frôlé les limites de la légalité, concevant des projets audacieux et qui exigeaient le secret. Ils se voyaient dans leurs bureaux respectifs mais se donnaient parfois rendez-vous dans des bars, pour parler plus librement. Leurs vies de famille demeuraient en dehors de tout cela. Edgar n’était allé dîner qu’une seule fois chez Louarn ; il connaissait à peine sa femme et ses enfants. Pourtant, si on lui avait demandé de dire qui étaient ses amis, son nom serait venu en tête de la liste. Et il aurait même eu du mal à en mettre d’autres derrière.

Cette amitié longue et presque exclusive allait jouer un rôle dévastateur. Car c’est de cet ami – ou qu’Edgar croyait tel – qu’est venue la plus grande trahison. C’est lui qui a causé sa perte, au moment où tout semblait aller mieux et où la tempête s’éloignait enfin.

J’ignore les détails de l’opération et mon incompétence en matière économique ne me permet pas d’en saisir toutes les nuances. Seule certitude : le coup a été préparé de très loin. Louarn a refusé de me rencontrer pour répondre à mes questions. Il n’a aucune envie probablement qu’apparaisse le double jeu qu’il a mené pendant toutes ces années. Sans doute faisait-il partie de ces gens chez qui Edgar suscitait une profonde jalousie. C’est un peu la rançon à payer, pour des personnalités comme la sienne, extraverties et généreuses. Elles provoquent très majoritairement la sympathie mais, dans quelques cas, elles heurtent quelque chose de douloureux, réveillent des blessures secrètes et se font haïr avec la même force qu’elles sont aimées d’ordinaire.

Louarn, pour autant que j’aie pu en juger par les rares interviews qu’il a données, était un personnage discret, mal à l’aise en public, très complexé. Opéré dans l’enfance d’une malformation du palais, il cachait sa cicatrice derrière une moustache bancale. C’était par ailleurs un homme de haute taille, sportif, élégant. Rien ne laissait penser qu’il fût si rongé de jalousie. C’est à l’abri de cette apparence franche et rassurante qu’il a préparé sa longue vengeance contre Edgar.

Depuis les débuts de leurs affaires communes, quand il s’était agi de financer la chaîne d’hôtels, Louarn avait gravi tous les échelons dans sa banque. Grâce, en particulier, aux succès d’Edgar, il avait acquis la réputation d’être un financier avisé. Il était parvenu, au moment du scandale de Santa Monica, au poste de président du directoire du premier groupe bancaire privé français, le troisième en Europe. Il intervenait de moins en moins dans les questions opérationnelles sauf sur quelques dossiers sensibles. C’était le cas du groupe Luxel et de son propriétaire.

L’endettement du groupe auprès de la banque de Louarn était très important. Edgar avait toujours basé sa réussite sur ce procédé : sitôt acquéreur d’une entreprise, il y investissait massivement au moyen du crédit. Et ce crédit lui était octroyé à cause de son succès et de sa surface politico-médiatique. Ce cercle vertueux était susceptible de s’inverser à tout instant. Cependant, tant que Louarn lui accordait sa confiance, Edgar pouvait être serein.

La catastrophe se déroula en plusieurs phases. Dès avant le déclenchement du scandale Sally, les affaires du groupe Luxel, on l’a dit, étaient mauvaises. C’était une des raisons pour lesquelles Edgar comptait changer de secteur et de continent, en prenant pied dans une major de cinéma outre-Atlantique.

C’est donc un groupe déjà fragilisé qu’il retrouva en rentrant précipitamment en Europe. Des erreurs stratégiques, auxquelles Edgar n’avait pas pris garde, avaient placé plusieurs marques en grande difficulté. La contrefaçon à grande échelle venue du Sud-Est asiatique mettait plusieurs maisons de couture au bord de la faillite. À cela s’ajoutait un mouvement social très long dans le journal que possédait encore Edgar. Il avait revendu sa branche télévision et multimédia, pensant revenir dans ce secteur via son achat américain.

S’il parvint à reprendre une autorité dans le groupe, il lui fallait, pour surmonter vraiment la crise, trouver un important financement afin de procéder à des investissements massifs et d’accepter des augmentations de salaires.

Edgar, pour trouver des fonds, se tourna avec confiance vers Michel Louarn. Il ne doutait pas que celui-ci, une fois de plus, le soutiendrait.

Malheureusement, le banquier avait choisi ce moment pour tomber le masque. Il fit d’abord sentir à Edgar qu’il portait un jugement très sévère sur sa conduite. Edgar ignorait tout des convictions religieuses de Louarn. Il croyait savoir qu’il était protestant. En tout cas, aucun scrupule de nature spirituelle ne l’avait gêné quand ils s’étaient entendus, trente ans plus tôt, pour construire des hôtels borgnes. Cette fois, sans donner d’explications, Louarn laissa entendre à Edgar que des principes moraux solidement ancrés en lui comme père de famille ne lui permettaient pas d’absoudre les faits dont il s’était rendu coupable sur une jeune fille, mineure de surcroît.