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Ce préambule créa une atmosphère nouvelle. Au lieu de la confiance en l’avenir qui avait toujours servi de base à leurs accords, Louarn fit preuve d’une prudence excessive et demanda des garanties exorbitantes avant toute décision sur un éventuel financement. Edgar comprit qu’il ne s’agissait pas seulement d’obtenir de nouveaux fonds mais qu’il devait éviter que le banquier ne fasse usage du pouvoir que lui donnait l’endettement gigantesque que le groupe avait contracté dans son établissement.

Après quelques minutes d’incertitude et de propos généraux, Louarn en vint au fait. Avant tout nouvel investissement et compte tenu d’une dette existante qu’il ne jugeait plus soutenable, il exigeait qu’Edgar cède à la banque la marque de haute couture phare, celle qui constituait le navire amiral du groupe Luxel. Edgar demanda à quel prix Louarn proposait cette reprise. Le chiffre qu’il obtint était ridiculement bas.

Il y eut un long silence pendant lequel les deux hommes se dévisagèrent. Edgar comprenait qu’il venait de tout perdre et d’abord un ami, ou plutôt qu’il s’était trompé pendant des années sur les sentiments de celui qui révélait tout à coup sa vraie nature.

Il demanda deux jours de réflexion. Louarn fit un signe pour dire que l’urgence n’était pas de son côté.

Les jours suivants, Edgar alla voir quantité de financiers, de chefs d’entreprise, de gestionnaires de fonds d’investissement, pour tenter de trouver du secours auprès d’eux.

Il fut en général très mal reçu. Sa réputation récente parlait contre lui. La mauvaise santé de son groupe était désormais connue de tous. Et, probablement, Louarn, qui disposait d’un considérable entregent dans ces milieux, avait-il précédé ses démarches et verrouillé toute solution alternative.

Les deux jours passés, Edgar accepta l’offre à perte du banquier. L’acte était prêt. Il le signa accompagné d’un de ses avocats. Louarn lors de cette signature déclara que cette vente avait pour effet de maintenir l’endettement existant. Quant à accorder d’autres prêts, il ne pouvait en donner l’assurance et devait consulter son comité qui statuerait la semaine suivante.

Edgar y croyait encore. Son avocat, en sortant, le doucha : « Ils ne vous donneront plus rien. »

En effet, la réponse du prétendu comité – c’était la première fois que Louarn évoquait son existence – fut négative.

Edgar ne conservait de son groupe que les branches en difficulté. Avec la vente de l’entreprise principale, il disposait à peine de quoi renflouer les déficits. Il ne lui restait rien pour investir.

La spirale du déclin était enclenchée. Il serait rapide, violent et total. Edgar savait que rien ni personne ne le protégerait.

XXVII

Ludmilla n’a pas bénéficié longtemps du surcroît de publicité que lui avaient valu les frasques de son mari.

Rick de Lacour s’en tenait à une règle simple, tout en sachant qu’elle était dangereuse : « Dites-en du bien, dites-en du mal, mais dites-en quelque chose. » Cette idée selon laquelle tout écho médiatique est préférable au silence peut être juste lorsqu’on l’applique à un débutant. Ludmilla, elle, n’avait pas besoin de notoriété ; la sienne était très haute. En revanche, la qualité de son image publique n’était pas indifférente. Mêlée contre son gré à une histoire sordide, elle finissait par en être éclaboussée. Après être d’abord apparue comme une victime, elle fut peu à peu assimilée dans l’esprit du public à l’immoralité d’Edgar. Tout s’inversa assez vite : ses caprices de diva n’attendrirent plus mais apparurent comme d’insupportables exigences de riche. Ses airs hautains, loin d’être vus comme un signe de noblesse, furent considérés comme prétentieux et ridicules. Surtout, ses annulations de spectacles furent désormais accueillies sans aucune indulgence.

Le milieu lyrique, qui s’était détourné d’elle depuis longtemps, ne cacha plus son hostilité. Elle était régulièrement sifflée ; les articles qui étaient consacrés à ses passages sur scène étaient de plus en plus venimeux. Finalement, les directeurs de théâtre qui l’engageaient encore à cause de son exposition médiatique se mirent à l’éviter pour la même raison.

Sa dernière grande interprétation fut Aïda, comme si la boucle devait être ainsi bouclée. Le choix de l’Opéra de Paris avait été très critiqué mais les succès passés de Ludmilla dans ce rôle lui donnaient malgré tout une légitimité incontestable.

La première se déroula dans un climat tendu. On était en hiver. Ludmilla avait pris froid, ne se sentait pas en voix. Une cabale était organisée dans le public par un groupe d’opposants résolus, sous la conduite d’un critique en vue. Les places s’étaient vendues très cher sans que l’on sût si les spectateurs avaient été attirés par la qualité de la distribution ou s’ils espéraient être témoins d’un naufrage. Pour donner plus de solennité à l’événement, le président de la République polonaise, en visite officielle en France, avait exprimé le souhait d’assister à une représentation de l’Opéra Garnier. Le protocole de l’Élysée avait donc réquisitionné les deux premiers rangs de l’orchestre pour des officiels.

C’est dans cette ambiance lourde de menaces que Ludmilla avait fait son entrée sur scène. Les excès de ces dernières années, l’abus de tranquillisants, les régimes inadaptés, les crises de fringale, l’avaient alourdie. Quiconque – ils étaient rares cependant – l’avait vue dans le premier Aïda, celui qui, vingt ans plus tôt, l’avait lancée, pouvait mesurer les effets du temps. Et ceux qui ne l’avaient pas connue jadis jugeaient simplement qu’elle manquait de grâce, que son jeu était démodé, sa silhouette figée.

Dès les premières notes, le public comprit que la magie de la voix ne viendrait pas corriger la mauvaise impression produite par l’attitude et l’aspect de l’artiste. Ludmilla chantait mal et le sentait. Le plaisir qu’elle éprouvait d’ordinaire dès qu’elle commençait à faire entendre sa voix était cette fois contrarié par la douleur de gorge qu’elle ressentait. Elle avait suffisamment de métier pour entendre qu’elle ne chantait pas bien. En quelques instants, les sifflets et les cris vinrent ajouter leur tumulte, recouvrir sa voix.

La morsure de l’humiliation lui parut d’abord salutaire. Elle s’en imprégna. Dans le passé, c’est ce sentiment d’hostilité qui avait eu le pouvoir de la faire sortir d’elle-même, de lui donner une énergie capable de tout vaincre. Mais cette fois, le déclic intime ne se fit pas. La violence du public l’étouffait, lui ôtait ses dernières forces. À un moment, elle se figea. Les siffleurs s’arrêtèrent, curieux de savoir ce qu’elle allait faire. Il y eut un silence car l’orchestre ne pouvait continuer seul. Ludmilla fixa un horizon invisible dans l’obscurité du théâtre, symbole en cet instant d’un monde vide d’amour, et lentement, d’une démarche presque sereine, elle quitta la scène.

Elle n’y remonta jamais plus.

Elle habitait à l’époque un appartement assez vaste avenue Georges-Mandel, en face du cimetière du Trocadéro. Elle s’y enferma et passa des jours de grande solitude. Rick de Lacour avait compris depuis longtemps que ce filon était épuisé. Il avait monté une agence indépendante et gagné de nouveaux clients plus prometteurs. Il fit encore quelques profits sur le dos de Ludmilla, en vendant à des journaux des images de sa retraite. Un cliché, en particulier, symbolisa la chute de l’ancienne icône. On y distinguait Ludmilla à sa fenêtre, écartant de deux doigts un voilage et regardant au loin. Sans maquillage, coiffée d’un chignon lâche, elle dégageait une impression de détresse poignante. Mais elle avait été trop admirée pour être plainte. Les lecteurs du magazine, orientés par le titre de l’article, y virent plutôt la fin d’une imposture. Tout à coup, le talent, réalité toujours gênante pour ceux qui n’en possèdent pas, révélait qu’il n’était au fond qu’un artifice. Celle qu’on avait placée parmi les demi-dieux retombait lourdement sur le sol des mortels et devenait cette mégère en peignoir de tulle, défigurée par la morsure des ans, muette à jamais.