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Les prétendus amis qui virevoltaient autour de Ludmilla disparurent presque tous. Il est vrai qu’il fallait forcer sa porte pour garder le contact avec elle. Peu se donnaient cette peine. Parmi les rares à lui rester fidèles figurait quelqu’un qu’elle n’avait revu que récemment : Mathilde, son ancienne copine du temps lointain où, après son premier divorce d’avec Edgar, elle s’était réfugiée dans l’institution religieuse de la rue de Lourmel.

Elle avait la cinquantaine, désormais. Sa vie s’était déroulée en province, dans la région de Clermont-Ferrand où elle avait suivi un mari garagiste. Ses trois enfants étaient grands. Elle avait divorcé elle aussi, mais une seule fois, et avait décidé de revenir à Paris. Après une longue interruption, elle avait repris son activité d’aquarelliste. Mathilde avait perdu de vue tous ses anciens amis en quittant la capitale. Elle avait suivi dans les médias la carrière de Ludmilla. En arrivant à Paris, sans se faire guère d’illusions sur ses chances d’obtenir une réponse, elle lui avait écrit. Ludmilla disposait alors d’un secrétaire pour sa correspondance. Quand il lui avait lu la lettre de Mathilde, elle avait été émue et s’était écriée : « Répondez-lui qu’elle vienne me rendre visite un de ces jours. »

Juste avant que n’éclate l’affaire de Santa Monica, elles s’étaient revues. Mathilde avait jugé son ancienne amie très superficielle, livrée au tumulte du succès. Cependant, pour s’être connues bien longtemps avant, les deux femmes étaient capables d’une relation plus authentique. En Mathilde, quelque chose de grave et de bon incitait aux confidences et à la sincérité. Sur elle qui avait vécu une vie simple sans artifice, la fascination de la célébrité et de l’argent agissait peu. Lorsque Ludmilla eut à traverser les épreuves de ces derniers mois, elle avait trouvé en Mathilde l’appui solide dont elle manquait par ailleurs. Elles se virent alors très souvent et, quand Ludmilla eut quitté la scène, Mathilde devint sa confidente quotidienne.

Elle l’aida beaucoup à supporter le changement de vie que provoquait la fin de sa carrière lyrique. Les revenus de Ludmilla s’effondrèrent d’un coup. À cela s’ajoutèrent plusieurs procès intentés par des théâtres où elle n’avait pas honoré ses engagements. Les contrats négociés par Rick se révélaient extrêmement défavorables à l’artiste : en cas de défection et si elle en était tenue pour responsable, Ludmilla devait verser d’importants dédommagements.

Il lui fallut quitter l’appartement du Trocadéro qu’elle louait très cher. Elle n’avait pas pris garde au placement de son argent. Quand elle s’en préoccupa, elle se rendit compte qu’il lui en restait assez peu. À la fois par économie et pour être plus loin de l’attention malsaine des médias, elle s’installa en Haute-Savoie, près de Saint-Julien-en-Genevois, au pied du mont Salève. Elle avait connu cette région en allant s’y promener quand elle chantait à Genève. Les saisons y étaient bien marquées et cela lui rappelait le climat de l’Ukraine. La neige lui avait manqué ces dernières années. Ce n’était pas pour s’y adonner aux sports d’hiver – elle n’en pratiquait aucun. Mais elle aimait le bruit assourdi des campagnes enneigées, la morsure du froid, le retour dans une maison chaude après une longue promenade. Il lui semblait qu’en ce lieu elle pourrait se dépouiller plus facilement de ses oripeaux artificiels de diva, revenir à la simplicité de la vie. Mathilde l’avait beaucoup encouragée dans ce projet. Elle lui rendait de fréquentes visites. Elles se téléphonaient presque chaque soir.

J’ai bien connu Mathilde, par la suite, cette femme généreuse et discrète. Il y avait en elle une douceur dont on pouvait comprendre qu’elle avait aidé Ludmilla pendant ces moments pénibles. Je n’ai pas pu, malgré mes questions indiscrètes, obtenir de Mathilde de révélations intéressantes. Elle m’a seulement décrit le quotidien de Ludmilla dans sa petite maison de Saint-Julien. Ce qui étonnait le plus Mathilde, qui n’avait rien connu d’autre, était que son amie pût considérer comme exceptionnelles des choses aussi banales que faire ses courses au marché, cuisiner son dîner ou passer l’aspirateur. En l’accompagnant dans ces tâches, Mathilde se sentait un peu comme ces guides de haute montagne qui emmènent des citadins sur des pentes familières et les voient s’extasier d’un spectacle qu’ils ont chaque jour sous les yeux.

Dans son nouvel environnement, Ludmilla subit une assez rapide transformation physique et mentale. Son corps s’affina, nourri de produits sains qu’elle cuisinait elle-même. Elle put se passer des tranquillisants et retrouva un sommeil paisible et naturel. Elle reprenait goût aux plaisirs simples de la vie. La nature de ce piémont lui offrait d’innombrables itinéraires de promenade.

Elle se tint scrupuleusement à l’engagement qu’elle avait pris pour elle-même de ne plus se produire à l’Opéra. Cependant, le chant lui manquait. Renoncer à la scène ne signifiait pas pour autant se priver à jamais du plaisir de chanter. Un jour (elle était à Saint-Julien depuis six mois environ), elle reçut la visite du curé. C’était un jeune prêtre lumineux qui était admiré pour sa ferveur et son énergie. Il était natif d’un village voisin et semblait avoir trouvé dans son sacerdoce un métier de la montagne comme un autre ; on l’aurait vu tout aussi bien guide, bûcheron ou éleveur de roussettes. Peut-être avait-il attendu, avec une sagesse paysanne, que Ludmilla se fût un peu acclimatée. Telle qu’elle était en arrivant, elle lui aurait sans doute fait trop peur pour qu’il risquât sa démarche. Il vint lui demander très respectueusement, et en se troublant un peu, si elle accepterait de chanter à l’église du village. Cette proposition tombait à point nommé. Le dimanche suivant, elle entonnait des cantiques de Bach qui lui rappelaient sa jeunesse. Mathilde, au premier rang de l’église, pleurait de nostalgie. Les voûtes baroques s’emplirent ainsi chaque semaine de la voix merveilleuse de Ludmilla. Il n’y avait plus ni contrat à honorer, ni cabale à affronter, ni critiques à redouter. Le chant était un cadeau de l’artiste aux fidèles de son village, qui l’accueillaient comme un miracle.

L’écho de ce bonheur se répandit bientôt dans toute la région. On vint de Genève pour entendre la messe de 11 heures à Saint-Julien. L’église était pleine, de la nef au chœur et jusqu’aux chapelles votives. Mais quoi que l’on pût faire, jamais Ludmilla n’accepta de chanter ailleurs ni d’étendre sa participation à d’autres offices.

Mathilde n’a jamais voulu commettre d’indiscrétion à propos de son amie. Elle a refusé de me dire si elle était heureuse, si elle pensait encore à l’amour, si elle évoquait parfois Edgar.

Elle me raconta seulement la scène au cours de laquelle Ludmilla apprit, malgré elle, ce qu’il devenait. Dans la maison de Saint-Julien, il y avait une chaîne stéréo pour écouter des disques mais ni téléviseur ni poste de radio. On pouvait y vivre hors du temps, comme jadis dans l’Ukraine communiste. Aucun journal n’arrivait non plus et surtout pas les magazines, que Ludmilla avait en horreur. C’est par hasard, un jour qu’elle traversait le village pour aller chercher du pain, qu’elle lut à la volée une affichette à la devanture du marchand de journaux. Les nouvelles les plus sensationnelles y étaient écrites sur fond jaune et renvoyaient à l’édition du jour du quotidien local. Le titre était cette fois « Le roi du luxe prend la fuite ». Une photo d’Edgar de très mauvaise qualité était reproduite en dessous.