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Il était arrivé pendant l’hiver austral lui aussi, puisqu’il avait quitté la France à la fin du mois de juin. Je l’imaginais montant ici, avec ses deux valises. Un agent immobilier devait lui avoir vanté la vue. Avec la brume de cette saison, il fallait le croire sur parole. Edgar avait sans doute payé la caution en liquide. Dans le récit de sa fuite tel qu’on le trouve dans les journaux français de l’époque, il avait vidé les coffres de son siège social qui contenaient de fortes sommes en dollars.

Pourquoi avait-il choisi Le Cap ? Aucune convention d’entraide judiciaire ni d’extradition n’existait entre la France et l’Afrique du Sud. Il avait eu l’occasion de s’y rendre à plusieurs reprises. On a dit aussi qu’il avait financé l’ANC à l’époque de l’apartheid. C’est bien possible car il avait souvent pris des positions politiques très dures contre ce régime. Depuis que Mandela était au pouvoir, il disposait sûrement d’amis dans le nouveau gouvernement. Bref, il était en sécurité là-bas.

Reste que, me tenant dans ce salon ouvert sur le jardin tropical, je m’imaginais ce qu’il avait pu ressentir quand il s’était retrouvé là, seul et ruiné.

En fuyant, il évitait le procès, la prison peut-être, car la vindicte de Louarn l’avait précipité dans une catastrophe financière et humaine. Il s’était battu jusqu’au bout. Il avait cherché du secours à l’étranger, était entré en relation avec des investisseurs russes, chinois, de grandes fortunes pétrolières des Émirats et du Nigeria. Mais la partie de son ancien groupe qu’il contrôlait encore n’intéressait personne car elle ne comptait que des branches secondaires et en déficit. Le fleuron de Luxel sur lequel Louarn avait mis la main était en revanche très convoité. Edgar apprit que la banque qui l’avait racheté à bas prix l’avait revendu presque aussitôt à un fonds d’investissement, en faisant une plus-value de trois cents pour cent. Il chercha à contre-attaquer, en portant plainte contre cette transaction et en accusant la banque d’escroquerie. Malheureusement, le temps judiciaire n’est pas celui des affaires. S’il avait un espoir de gagner – il était mince –, ce ne serait sûrement pas avant d’avoir déposé son bilan.

Un nœud coulant se resserrait autour de lui, fait de procédures judiciaires, d’opprobre médiatique, de faillite économique. Il m’a dit que dans la grande solitude de cette période il avait eu une seule compagnie, et c’était un fantôme. Il pensait à sa mère, la marchande des quatre-saisons qui poussait sa charrette par tous les temps. Elle était morte depuis bien longtemps mais il lui parlait, l’écoutait, prenait des forces à son contact. Il se sentait comme un petit garçon qui venait chercher des souvenirs et de la tendresse. En même temps, homme accompli, accablé d’épreuves, il pouvait parler à sa mère à égalité dans le malheur. Il se rappelait que, dans le long calvaire que fut sa vie, elle n’avait jamais exprimé ni plaintes ni désespoir. Au plus noir des jours, elle prenait un bouquet parmi ceux qu’elle vendait et elle respirait son parfum les yeux fermés.

« Les grandes choses sont dures et froides. Mais les petites sont douces. Il y a toujours une consolation dans les objets minuscules. »

Et c’est un soir, en dialoguant ainsi avec la disparue, tendrement, presque joue contre joue, qu’il avait décidé de partir.

— Je n’ai pas fait très attention en montant, dis-je en revenant à Bob. Nous sommes loin du centre-ville ?

Il me répondit avec un enthousiasme de banlieusard. On était à dix minutes seulement en voiture du front de mer.

— Quinze, corrigea Judith, dans un sursaut d’honnêteté.

— Et vous avez des voisins proches ?

— C’est cela qui est merveilleux ici. On peut passer des jours sans voir personne. Mais si on a besoin de compagnie, il y a du monde autour.

Edgar avait-il besoin de compagnie ? J’en doutais. Pour en juger, je disposais du témoignage d’un de ses avocats qui lui avait rendu visite au Cap. Il m’avait décrit son exil en détail, sous le sceau du secret.

Edgar vivait dans une solitude complète. Il avait acheté un VTT et faisait de longues randonnées cyclistes dans les collines. Il allait aussi marcher sur la montagne de la Table qui domine la baie.

Dans ces parages éloignés de l’Europe mais rattachés à elle par bien des fils, on trouve toutes sortes de gens qui cachent un secret. Certains fuient le fisc, d’autres la justice, d’autres encore un foyer où ils étaient malheureux. La prudence et la courtoisie veulent qu’on ne leur pose aucune question. Edgar en trois années de séjour n’a jamais eu, j’en suis sûr, à donner d’explication sur son identité. Il réglait son loyer, garait sa voiture à la bonne place, payait ses impôts locaux. Qui aurait tenté d’en savoir plus ?

Après les mois de pluies entrecoupées de belles trouées de ciel pâle vinrent les saisons de chaleur. La brise du large tempérait les ardeurs africaines. C’était un climat délicieux, un peu semblable en été à celui de la Côte d’Azur.

Edgar reprenait goût à la vie. Il passait de longues heures dans son jardinet à lire et à écouter de la musique. Pour lire, il prenait tout ce qui lui tombait sous la main. En matière de musique, son choix était simple et toujours identique. Il avait apporté une collection de CD d’opéra et il les écoutait en boucle. La soliste était toujours Ludmilla. Il n’en aurait à aucun prix voulu une autre.

Ces airs d’opéra, cette voix magnifique lui rappelaient tout ensemble ce qu’il avait connu et ce qu’il avait manqué.

En fermant les yeux, le chant lui permettait de sentir Ludmilla à côté de lui. Il se souvenait des instants passés avec elle, de leur bonheur, de leurs jeux de désir. Pourtant, la même voix faisait aussi revenir dans son cœur le regret de toutes leurs séparations, de l’indifférence qu’il lui avait témoignée aux moments clés de sa carrière, de son infidélité.

Certains soirs d’été, quand la lumière de ces confins de l’hémisphère Sud peine à s’éteindre et illumine comme une fièvre ce qui devrait être la nuit, Edgar, sur son matelas de mousse, en nage, tournait et retournait dans son lit sans pouvoir chasser de son esprit l’image de Ludmilla. Il pensait à Ingrid aussi mais de façon plus sereine, pendant la journée, et il le lui écrivait dans une lettre qu’il envoyait à Paris chaque semaine.

Ludmilla, c’était autre chose. Son évocation obsessive provoquait en lui le désir, le chagrin, le regret, l’espoir, le désespoir. Où était-elle ? La reverrait-il ? Il avait parfois des pulsions de vengeance. Il se mettait à échafauder des plans farfelus pour tuer Rick de Lacour. Il ne doutait pas qu’il fût à l’origine de l’affaire de Santa Monica – car Edgar savait, lui, qu’il était tombé dans un piège et que tout, dans ce scandale, était téléguidé.

Mais cette pensée virile de combat, qui lui servait à éloigner pour un temps le souvenir douloureux de Ludmilla, s’épuisait vite. La nostalgie revenait. Il avait envie de siffler un arrêt du jeu, de s’affranchir des règles, de prendre un avion et d’aller chercher Ludmilla. Il abattait mentalement tous les obstacles mais il en demeurait toujours un dernier qui, quand il apparaissait sur les décombres des autres, le faisait souffrir sans rémission ni remède : il pouvait bien atteindre Ludmilla, elle ne voulait plus de lui. Il avait trahi sa confiance. Elle était le jouet d’un clown pervers qui l’avait convaincue de sa culpabilité.