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En même temps, il y avait en elle l’héritage de Ludmilla, sa sauvage origine, la force et la gravité qu’elle mettait dans ses interprétations. La différence était qu’Ingrid ne se connaissait aucun talent caché, comme le chant l’avait été pour sa mère. Entre autres raisons, le fait que Ludmilla ne lui avait pas transmis son génie nourrissait la rancune de sa fille. S’y ajoutaient bien d’autres griefs liés à des souvenirs d’enfance. Avec le temps, cependant, Ingrid avait fini par la comprendre et lui pardonner. Sa mère avait été elle-même roulée par un destin terrible, comme un nageur dans une vague, et elle avait fait de son mieux pour ne pas couler, accomplir ce à quoi sa nature l’avait préparée. Elle avait fait de son mieux pour épargner ses proches, plus qu’elle ne l’avait été elle-même.

Quand Ludmilla avait quitté la scène, sa fille lui avait rendu visite en Haute-Savoie. D’avoir renoncé à l’opéra rendait l’ancienne diva plus humaine et plus accessible à l’amour de son enfant. Ingrid n’était plus gênée par la grande ombre du monstre sacré. Elles firent pendant trois jours de longues promenades dans la campagne qui, en ce plein été, résonnait du bruit des grillons et du vol des abeilles. Ludmilla parla de l’Ukraine, de sa rencontre avec Edgar, toutes choses qu’Ingrid connaissait vaguement mais dont elle n’avait jamais envisagé la réalité.

Pour autant, si elles se rapprochèrent pendant ce bref séjour, elles ne devinrent pas très intimes. Elles s’écrivirent un peu. Ludmilla n’avait pas fait installer le téléphone pour éviter d’être harcelée par des fâcheux. Ingrid ne sut pas que sa mère était partie rejoindre Edgar. Elle s’avisa de sa disparition après avoir vu revenir trois lettres couvertes du tampon : « n’habite plus à l’adresse indiquée ». Elle s’inquiéta, prit seule le TGV jusqu’à Genève et loua une voiture.

Elle m’appela de Saint-Julien pour me dire : « Elle est partie. »

La maison avait été relouée. Un voisin lui indiqua qu’un déménageur avait tout embarqué au garde-meubles avant le départ de Ludmilla et en sa présence. Ingrid prit contact avec l’entreprise. On lui confirma que l’ameublement de sa mère était enfermé dans un conteneur et en sécurité. Ludmilla avait indiqué qu’elle donnerait en temps et en heure des instructions pour faire transporter le chargement ailleurs, sans préciser la destination. Ingrid rentra perplexe.

C’est à peu près à cette époque que nous avons loué un appartement à Pantin, au bord du canal de l’Ourcq. Nous avons ainsi quitté « chez moi » pour nous installer enfin « chez nous ». Ingrid avait retrouvé du travail dans un groupe d’assurances suédois où l’identité de son père ne risquait pas de lui causer d’ennuis. Deux mois s’étaient écoulés depuis la visite d’Ingrid en Haute-Savoie à la recherche de sa mère quand nous reçûmes à mon ancienne adresse une grosse enveloppe portant sur les timbres la mention « Afrique du Sud ». Quand Ingrid l’ouvrit, des photos tombèrent sur la table où nous prenions le petit déjeuner. Pendant qu’elle lisait la lettre, je regardais les clichés. Le premier représentait la façade blanche d’une maison environnée par une verdure méridionale. Une bougainvillée pourpre dégringolait d’un mur et un bouquet de lauriers-roses montait presque jusqu’à l’étage. C’est cette photo qui m’a permis plus tard de reconnaître avec certitude la villa d’Edgar, quand je me suis rendu au Cap.

Dès les premières lignes, Ingrid avait éclaté de rire.

— Ils sont dingues ! s’écria-t-elle sans cesser de lire.

Je la regardai. Elle n’en dit pas plus et je retournai aux photos. Une autre représentait une petite chapelle au clocher pointu, d’allure presbytérienne, plantée sur un gazon très vert. La minuscule flèche surmontée d’une croix se découpait sur un ciel d’un bleu uniforme et profond.

— Qui ça, « ils » ? demandai-je, même si je me doutais de la réponse.

— Mes parents.

— Eh bien ?

— Ils m’annoncent leur mariage.

Je ris à mon tour.

— Ça fait combien, maintenant ?

— Cinq !

— Ils t’ont donné des explications ?

— Pas plus que les autres fois. Ils disent qu’ils se sont retrouvés au Cap. Et comme d’habitude, ils invoquent des raisons pratiques : mon père est résident en Afrique du Sud. Pour que Ludmilla reste avec lui, il fallait qu’ils se marient, etc.

Ingrid n’était évidemment pas dupe de ces prétextes. Elle souriait.

— Fais voir les photos. Ah oui, ça, c’est leur maison, sur les hauteurs du Cap, d’après ce qu’ils décrivent. Et ça, la chapelle où a eu lieu la cérémonie. Comme les catholiques ne voulaient pas d’eux à cause du mariage précédent à Notre-Dame, ils ont demandé à un pasteur du coin pas trop regardant…

Elle secouait la tête.

— De vrais enfants, dit-elle avec tendresse.

Une autre photo montrait Ludmilla debout sur le capot d’une voiture. Une pancarte annonçait : « route du cap de Bonne Espérance ». Des dizaines de babouins entouraient le véhicule et levaient la tête vers Ludmilla. Au mouvement de sa bouche, on comprenait qu’elle chantait. En dessous, Edgar avait écrit : « Comme tu vois, ta mère n’a pas renoncé à se produire en public ! »

La photo la plus émouvante était la dernière. Elle avait dû être prise le jour du mariage. On y voyait Ludmilla et Edgar qui se tenaient par la taille. Il était vêtu d’un jean blanc et d’une chemise à fleurs comme Mandela les avait popularisés. Elle portait une robe légère bleu pâle assez moulante qui mettait en valeur sa silhouette sportive. Il avait les cheveux d’un blanc soyeux. Ceux de Ludmilla étaient teints en blond et coupés assez court, ce qui la rajeunissait. Elle tenait à la main un minuscule bouquet de fleurs sauvages, sans doute coupées dans un jardin. Ainsi la cantatrice adulée qui avait reçu dans sa carrière des gerbes de fleurs rares, précieuses et chères, et qui avait même donné son nom à une variété de rose, était-elle devenue cette femme modeste et sans fard qui tenait gauchement mais avec un bonheur impossible à cacher ce petit bouquet à demi fané, sans autre prix que l’amour dont il était le signe.

Nous restâmes un moment à regarder ces photos et à nous passer la lettre. Ingrid, je le sentais, était gagnée par une mélancolie qui la conduisait au bord des larmes. Je la pris dans mes bras. À force de partager sa vie, je comprenais ce qu’elle pouvait ressentir. La joie de voir ses parents réunis le disputait dans son cœur à l’évocation douloureuse des vieux souvenirs, à l’idée de leur exil, à l’injustice du destin qui lui avait donné pour seule parentèle des êtres d’exception mais incapables aussi bien de s’aimer que de se quitter.

Nous ouvrîmes une bouteille d’un bon bordeaux que des patients m’avaient offert pour me remercier de mes soins et nous avons fêté à notre manière le cinquième mariage des deux absents.

*

Nos vies continuèrent, lointaines, rapprochées de temps en temps par une lettre ou un faire-part. C’est ainsi que nous adressâmes à Ludmilla et Edgar dans leur retraite sud-africaine un message les informant de la naissance de Louis, notre premier enfant. Deux ans plus tard, ils apprirent de nous la venue au monde d’Adèle, sa petite sœur.

Chaque fois que nous recevions un message d’eux, nous nous demandions s’ils allaient nous annoncer une nouvelle séparation. Ingrid en avait pris son parti. Leurs frasques ne la faisaient plus souffrir : s’ils avaient décidé à nouveau de continuer leur route chacun de son côté, Ingrid n’en aurait été ni étonnée ni meurtrie. Mais ce n’était pas le cas. Aux photos que nous leur faisions parvenir des enfants, ils répondaient par des clichés qui les montraient au Cap dans leur maison ou en voyage dans la région. Ils avaient l’air heureux. Toujours pleins de paradoxes, ils nous apparaissaient de plus en plus jeunes et en forme à mesure qu’ils vieillissaient. Leurs traits étaient pourtant marqués par le passage du temps. Les cheveux d’Edgar se raréfiaient ; des rides creusaient le visage de Ludmilla. Mais leurs silhouettes étaient plus sveltes et sportives que jamais. Ils pratiquaient les divers sports dont Le Cap offrait la possibilité. Ils ne se montraient jamais qu’en tenue de cycliste, de yachtman ou de randonneur.