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Internet avait commencé tout juste à pénétrer dans la vie quotidienne. Ils s’y étaient mis parmi les premiers. Nous communiquions désormais plus fréquemment grâce au courrier électronique.

Edgar avait mis ces nouvelles techniques au service de ses intérêts. Depuis son exil, il menait à distance des actions judiciaires tous azimuts. La première avait pour but de le blanchir des accusations de malversation qui pesaient contre lui. Son but était de pouvoir un jour ou l’autre revenir en Europe légalement. La seconde était une contre-attaque en direction de Louarn et de sa banque, pour tenter de démontrer qu’ils avaient floué Edgar.

Il obtint plus aisément satisfaction sur le premier point. Après cinq années d’exil forcé, un jugement favorable lui permit d’envisager un retour sans risque de poursuites. Restait à l’organiser car ses biens avaient été saisis. Il lui fallait trouver un endroit où s’installer et des moyens de subsistance. Ludmilla était dans une position moins défavorable. Si elle avait beaucoup perdu par rapport à sa période de gloire, elle avait placé quelques fonds sur un compte en banque. Elle avait appris à les gérer de façon prudente. Leur vie au Cap était frugale. Ludmilla avait gardé la propriété d’un deux-pièces à Paris, dans le XVIe arrondissement, qu’elle avait acheté lorsqu’elle était comblée par la fortune.

Elle ne se souvenait plus très bien pourquoi elle avait acquis cet appartement à l’époque. C’était vraisemblablement pour rendre service à l’un de ses commensaux, qui le lui avait d’ailleurs vendu trop cher. Ce bien, du reste, après le reflux de sa carrière, était le seul actif dont elle disposât. Elle demanda à Ingrid de voir où en était cet appartement, s’il était occupé et vendable. C’était un joli deux-pièces assez vaste, au cinquième étage, avec un balcon. Il était vide. Le courrier s’accumulait sous la porte et les pièces sentaient le renfermé. Nous l’avons ouvert, aéré, balayé, et nous y avons envoyé notre femme de ménage pour un grand nettoyage. Ludmilla nous remercia beaucoup. Elle demanda des photos. Sans doute discuta-t-elle avec Edgar pour savoir ce qu’il en pensait. Finalement, ils décidèrent de mettre cet appartement en vente. Il fut assez facile de trouver un acquéreur.

Avec les fonds, ils achetèrent une maison en province. Ils firent tout cela à distance, grâce à Internet. À ma grande surprise, cette méthode n’engendra pas de catastrophe. La maison qu’ils choisirent, dans la région vinicole de Menetou-Salon, était charmante. Nous allâmes la visiter, Ingrid et moi, et ce fut notre première longue sortie avec les enfants. Nous adressâmes un compte rendu scrupuleux à notre retour. La vente définitive fut signée au mois d’avril, avant que Ludmilla et Edgar ne rentrent. Ils avaient laissé procuration à un notaire. Le déménageur livra les meubles de Ludmilla qu’il avait gardés en consigne. C’est Mathilde qui se chargea de les réceptionner. Si bien que le 15 mai, quand les exilés débarquèrent en France, ils disposaient d’un logis tout prêt à les accueillir.

Nous sommes allés les attendre à Roissy. Je sentais Ingrid un peu anxieuse. Quelle version de ces deux personnages allions-nous voir apparaître ? Comment se passerait le choc du retour en France ? Nous tenions les enfants dans les bras, prêts à nous en servir comme de boucliers humains… En tout cas, c’est ce que nous nous disions en riant pendant que nous patientions dans le hall sonore et bondé.

Soudain nous les vîmes. Ils correspondaient si peu à ce que nous attendions que nous ne les avons identifiés qu’au moment où ils nous avaient presque rejoints. C’était un couple banal, deux touristes bronzés dont il était impossible de déterminer l’origine. Ils portaient des vêtements clairs de demi-saison comme des retraités qui seraient arrivés de la Côte d’Azur. L’un et l’autre avaient chaussé des lunettes de soleil. Celles de Ludmilla étaient très simples, avec une monture qui imitait l’écaille. Cela n’avait plus rien à voir avec les modèles extravagants qui lui mangeaient la figure à son époque de célébrité.

Le plus frappant, Ingrid et moi eûmes la même impression, était l’air de bonheur qui illuminait leur visage. Ils regardaient tout autour d’eux, loin et intensément comme s’ils eussent douté d’être bien rentrés dans leur pays. Et quand ils nous aperçurent, ils se hâtèrent pour se jeter à notre cou, embrasser les enfants, les couvrir de baisers.

De près, bien sûr, les marques du temps étaient impressionnantes. L’éloignement, les épreuves, la brûlure du soleil les avaient ridés. Ils avaient changé de génération. Des êtres d’âge mûr étaient partis et c’était des personnes âgées qui revenaient. Quelque chose d’apaisé, d’accompli, de doux émanait d’eux. Pendant les trois semaines qu’ils passèrent avec nous à Pantin, nous pûmes prendre la mesure de cette transformation.

Il n’y avait plus trace en eux du tumulte que produisent les désirs inassouvis ou les ambitions déçues. On sentait que la plénitude de leurs vies, y compris la chute qu’ils avaient subie, libérait l’instant présent de toute inquiétude et de toute frustration. Cela se voyait avec nos enfants. Ils s’en occupaient avec une patience dont ils n’avaient jamais donné l’exemple dans le passé. Les petits ne s’y trompèrent pas et adoptèrent immédiatement ces grands-parents tombés du ciel.

Pour être tout à fait honnête, je dois dire que, quand ils nous avaient annoncé leur intention de vivre en Sologne, nous avions été soulagés de savoir qu’ils seraient un peu loin. Au contraire, après les avoir revus, nous nous mîmes à regretter, en particulier pour les enfants, qu’ils ne fussent pas plus proches.

Quoi qu’il en soit, leur décision était prise et ils partirent pour Menetou. Quand nous leur rendîmes visite, nous comprîmes qu’ils avaient voulu, avec les faibles moyens dont ils disposaient désormais, pouvoir jouir d’un grand espace. Un petit appartement parisien les aurait trop enfermés. Ils avaient pris au Cap l’habitude des randonnées, de la vie en pleine nature. La maison qu’ils occupaient était assez vaste pour que Ludmilla disposât d’une pièce où elle pouvait écouter de la musique et chanter. Edgar, lui, s’était mis à la peinture à l’huile. Il travaillait sur de grandes toiles qu’il couvrait de coups de pinceau amples et colorés, en faisant des gestes de mousquetaire.

Avec le même panache, il continuait de ferrailler en justice pour faire condamner ceux qui, à ce qu’il prétendait, l’avaient ruiné. Contre toute attente, au bout de près de sept ans de procédures, il obtint gain de cause et réparation partielle du préjudice subi. Louarn était à la retraite et les nouveaux dirigeants de sa banque durent indemniser Edgar. Les sommes étaient bien inférieures à celles qu’il demandait mais, tout de même, c’était une victoire. Avec cette prospérité nouvelle, toute relative qu’elle était, la question se posait de savoir si Ludmilla et Edgar allaient rester dans le Berry ou reprendre une vie parisienne. Il apparut très vite que rien, sur ce point, n’allait changer. Ils restèrent à Menetou et conservèrent la même maison.

La victoire judiciaire d’Edgar ne fut pourtant pas sans conséquences. Mais les événements qu’elle entraîna furent d’une autre nature. Et malgré tout ce que nous avions fini par savoir sur eux, ils parvinrent une fois de plus à nous surprendre. Je devrais dire à nous stupéfier !