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XXX

Le 14 février 2006, dans son cabinet situé au premier étage d’un immeuble de la rue des Arènes à Bourges, maître Paul Vouzeron, avocat au barreau, vit entrer une femme inconnue. Elle lui était inconnue dans le sens où son nom ne lui disait rien et où il la recevait pour la première fois. Mais son visage lui rappelait quelque chose, sans qu’il parvînt à définir quoi.

Il faisait assez froid dehors et elle était enveloppée dans un manteau de laine beige assez grossier. Quand elle l’ôta, l’avocat arrêta son œil sur une étiquette « Monoprix » cousue sur la doublure. En dessous, sa robe en laine à col roulé était sobre et élégante, et ne devait pas provenir d’un magasin plus prestigieux. Cette modestie d’apparence contrastait avec une démarche noble et un port de tête d’une grande dignité. Le visage de la femme était très ridé, trahissant son âge mais aussi une vie au grand air, la morsure du soleil.

Paul Vouzeron ouvrit un nouveau dossier et inscrivit les données d’état civil de la cliente. « Prénom ? — Ludmilla. — Avec deux « l » ? — S’il vous plaît. — Née ? — Le 18 juillet 1940 à Lviv en Ukraine. — Mariée ? — Oui. »

Le mari portait le même nom mais son prénom Edgar levait toute équivoque. Vouzeron, comme tout le monde et bien qu’il n’eût que trente ans, avait entendu parler de l’homme d’affaires, des scandales qui entouraient sa fuite. Il savait aussi qu’il avait épousé une cantatrice et se souvenait d’avoir vu Le Trouvère au cinéma avec ses parents quand il avait dix ans. Il ignorait cependant que Ludmilla et Edgar étaient rentrés en France et qu’ils habitaient dans la région Centre.

Quand il apprit la date du mariage sud-africain, l’avocat s’étonna.

— C’est très récent.

— Huit ans, tout de même.

— Vous avez des enfants ?

— Une fille.

— Quel âge a-t-elle ?

— Trente et un ans.

— Donc vous l’avez eue avant le mariage ?

— Avant celui-ci.

— Vous aviez déjà été mariés précédemment ?

— Oui.

— Et vous vous étiez séparés ?

— En effet. »

La curiosité de l’avocat était excitée mais il ne jugea pas convenable de poser plus de questions sur ce sujet avant de savoir pourquoi cette cliente venait le consulter.

— Venons-en au fait. Que puis-je faire pour vous, chère madame ?

— Mon mari et moi-même voulons divorcer.

— De nouveau ?

— Oui.

L’avocat laissa un temps de silence. Après tout, de nos jours, il n’est pas rare de voir des couples âgés se séparer. Cette femme avait l’air en excellente santé et il en était peut-être de même de son mari. S’ils voulaient refaire leur vie, c’était leur droit…

— Ce n’est donc pas la première fois que vous divorcez.

— Non.

— Et pourtant, vous vous êtes remis ensemble. Êtes-vous sûrs que cette fois encore…

Ludmilla eut une mimique sévère et fit un geste de la main comme pour écarter tous les obstacles que l’homme de loi pourrait élever devant elle.

— Peu importent nos intentions, à vrai dire. Elles ne concernent que nous. Le fait est que nous souhaitons qu’un divorce soit prononcé le plus rapidement possible.

— Comme vous voudrez, acquiesça Vouzeron d’un air pincé.

Il se pencha sur le dossier, le stylo en l’air.

— Il va me falloir compléter mes informations. De quand date votre précédent mariage et quand avez-vous divorcé ?

Ludmilla ouvrit son sac et en tira une feuille de papier.

— Pour vous aider, nous vous avons fait un résumé.

L’avocat saisit le document, le lut et écarquilla les yeux. Il compta avec le doigt.

— Un, deux, trois, quatre, cinq…

— Oui, dit Ludmilla. Cinq.

L’avocat étouffa un petit rire nerveux mais le regard sérieux et droit de sa cliente le dissuada de s’exprimer plus franchement.

— Ce sera votre cinquième divorce.

— En effet.

Le jeune homme de loi se redressa et prit un ton neutre et professionnel.

— Y a-t-il consentement entre vous deux sur ce projet ?

— Consentement complet. Voici d’ailleurs une lettre de mon mari à votre attention. Il est un peu souffrant ces jours-ci, sinon il m’aurait accompagnée.

— Sous quel régime vous êtes-vous mariés, la dernière fois ?

— Celui de la communauté. Comme d’habitude.

— Êtes-vous d’accord sur le partage de vos biens ?

— Cela nous est absolument indifférent. Ce qui ira le plus vite et sera le plus commode nous conviendra.

— Eh bien, en effet, dit l’avocat en se reculant sur sa chaise. Avec les nouvelles dispositions législatives, les choses peuvent aller très vite.

— Combien de temps ?

— Disons… deux mois.

— Un ?

— Le greffe est un peu chargé en ce moment, je ne vous garantis rien. On va essayer.

— Je vous en remercie, Maître.

Le jeune avocat a fait par la suite une belle carrière. Il était devenu bâtonnier quand je l’ai rencontré pour cette enquête. Il est inutile de dire qu’il a vu bien de cas bizarres et difficiles depuis. Pourtant, il n’a jamais oublié cette entrevue avec Ludmilla ni aucune de celles qui ont suivi, avec elle et Edgar. D’abord, puisqu’il avait enfin compris qui elle était, Vouzeron était très impressionné par cette femme simple mais environnée d’une aura de gloire et de mystère. Avant de la recevoir pour un deuxième rendez-vous, l’avocat s’était documenté. Il avait trouvé un repiquage du Trouvère sur un site de streaming, acheté sur Ebay de vieux numéros de Paris-Match consacrés au couple mythique. Tout cela cadrait mal avec la modestie de cette femme. Elle semblait avoir trouvé dans la vieillesse et l’anonymat le secret d’une plénitude et d’une sérénité qu’elle n’avait jamais connues au long de sa carrière publique.

En discutant avec elle au cours des entretiens suivants, Vouzeron parvint à se faire une idée assez précise de ce qui s’était passé : la chute, le retour à la vraie vie, l’exil en Afrique du Sud et les retrouvailles avec Edgar. Mais plus ce parcours semblait logique, plus apparaissait comme incompréhensible la décision d’entamer une nouvelle procédure de divorce.

Une chose était claire cependant : il fallait aller vite. Le couple était pressé d’obtenir cette séparation. Vouzeron prit contact avec un confrère car la loi obligeait à ce que chacun des conjoints soit représenté. Il organisa une audience de conciliation à laquelle les époux se rendirent tout sourire. Vouzeron eut beau les observer attentivement, il ne décela pas en eux le moindre signe de lassitude, d’agacement ou de gêne. Ils étaient souriants, à l’aise, prévenants l’un avec l’autre. C’était à n’y rien comprendre. La procédure avança rapidement. Le jour du printemps calendaire, une juge proclama très officiellement que Ludmilla et Edgar étaient désormais libres. La magistrate était une jeune femme d’un contact un peu abrupt. Elle ne put s’empêcher de faire remarquer avec aigreur aux nouveaux divorcés que la justice n’était pas là pour se plier aux caprices des citoyens. Cinq fois, tout de même…

Ni Ludmilla ni Edgar ne parurent s’offusquer d’un tel commentaire.

— Ne vous inquiétez pas. Nous ne vous dérangerons plus. Si quelque chose doit nous séparer une nouvelle fois, ce ne sera pas la justice.

— Et quoi donc, alors ? demanda la juge, l’air étonnée.

Edgar haussa les épaules, fit un signe évasif de la main. Puis il prit la main de Ludmilla et les deux se tournèrent vers la magistrate avec un grand sourire.