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Dans les jours qui suivirent, l’avocat eut de nouveau affaire à cette juge. Elle ne manqua pas de lui dire tout le mal qu’elle pensait de tels hurluberlus. Vouzeron craignit d’ailleurs que cette affaire un peu ridicule ne lui causât des ennuis et ne portât préjudice à sa réputation. Il se dédommagea de ce risque en leur demandant des honoraires très élevés. Edgar les régla sans élever la moindre objection et avec force remerciements. C’est à ce moment que vint la réplique que l’avocat n’a jamais oubliée et qu’il m’a mimée, en rendant avec précision l’expression amusée d’Edgar et sa propre stupéfaction.

— Maintenant que tout est terminé, cher monsieur, vous pouvez bien me dire la vraie raison. Pourquoi avez-vous divorcé cette fois-ci ?

— Comment, vous n’avez pas deviné ?

— J’avoue que non.

— Eh bien, maître, c’est tout simple. Pour nous marier.

*

Nous eûmes droit à la même annonce, au cours d’un déjeuner qu’Edgar et Ludmilla avaient organisé dans leur petite maison du Berry. C’était le premier week-end d’avril. Il faisait un temps radieux. Des hirondelles traçaient de grandes arabesques au-dessus des arbres du canal. Louis faisait du vélo sur le chemin de halage. Nous gardions Adèle près de nous car elle ne savait pas encore très bien nager. Le repas avait été gai ; Ludmilla avait servi elle-même le plat qu’elle avait mijoté : un lapin chasseur. Les enfants avaient fait des plaisanteries à propos de cette recette. Ils trouvaient curieux qu’on rassemble dans un même plat le nom de deux ennemis.

Edgar fit une petite remarque sur le fait que les meilleurs plats étaient obtenus en mariant des produits qui ne se ressemblaient pas. Puis il envoya Adèle jouer au fond du jardin, en un lieu où nous pouvions toujours la surveiller de loin. Ludmilla apporta les cafés et nous ouvrîmes la boîte de gâteaux secs que nous avions apportée. Quand tout le monde fut assis, Edgar commença :

— Nous avons une grande nouvelle à vous annoncer.

Ingrid tressaillit.

— Nous avons divorcé, avoua-t-il d’une voix tremblante.

J’échangeai un regard avec Ingrid. Elle poussa un soupir, tourna son café avec une petite cuiller et lâcha :

— Vous n’avez pas fini avec ces gamineries ? Ce n’est plus amusant ni tragique aujourd’hui, mais tout simplement ridicule.

Elle avait parlé un peu trop vite. Le silence qui suivit ses paroles était bancal. « Tout ce qui est excessif est insignifiant », disait Talleyrand. On sentait que personne n’allait lui répondre.

En effet, Edgar but lentement son café, reposa la tasse et continua comme si personne ne l’avait interrompu.

— Vous êtes en droit de vous interroger et de ne pas nous comprendre. Cependant, nous voulions vous présenter cette décision et vous l’expliquer, car elle a sa logique.

Ingrid avait pris un air vexé. Elle caressait l’accoudoir du fauteuil de jardin en teck, comme s’il se fût agi d’une bête de compagnie.

— Mais je vais laisser parler Ludmilla, dit Edgar. Elle exposera sûrement mieux les choses que moi.

Il s’appuya sur le dossier de son siège avec un rictus de soulagement. Des gouttes de sueur, malgré la fraîcheur de l’air, perlaient sur son front. Je l’observais depuis notre arrivée et je le trouvais changé. Il avait le teint un peu jaune et me semblait amaigri. Rien, pourtant, dans son comportement ne trahissait une faiblesse nouvelle. Rien, sauf ces quelques gouttes de sueur que l’émotion, aussi bien, aurait pu faire couler.

Ludmilla venait de revenir de la cuisine. Elle tenait un petit torchon à carreaux avec lequel elle s’essuyait les mains. Elle s’assit sur l’avant de son fauteuil, prit sa tasse et souffla sur son café. Quand elle se mit à parler, le naturel de sa pose retira à son propos tout ce qu’il aurait eu de solennel dans la bouche d’Edgar.

— En y réfléchissant, poursuivit-elle, nous nous sommes aperçus qu’aucun de nos mariages n’a été un vrai mariage.

— Qu’entendez-vous par vrai mariage, maman ?

Je l’avais interrompue sur un ton plaisant pour éviter qu’Ingrid, que je sentais bouillir, ne l’agresse et ne fasse dégénérer l’après-midi.

— Vous avez raison. C’est difficile à définir. En revanche, il est plus facile de sentir ce qui n’est pas un vrai mariage.

Elle plaça le torchon plié sur un coin de la table et fit mine de compter sur ses doigts.

— Le premier, un mariage blanc. Ou tout comme : l’URSS, pas de visa, pas de papiers…

— Bref, éluda Edgar.

— Le deuxième, un mariage d’opérette. La Rolls rose, le frac et, derrière, l’escroquerie et presque la prison.

Elle jeta un petit coup d’œil dans la direction d’Edgar. Leurs yeux riaient mais il baissa le nez.

— Le troisième, un mariage de convenances.

Ingrid avait redressé la tête d’un coup. Mieux valait ne pas en dire plus, sauf à la rendre indirectement responsable de ce troisième mariage, ce qu’elle contestait avec vigueur. Ludmilla glissa sur cet épisode et passa vite au suivant.

— Le quatrième, un mariage pour les médias, Paris-Match, Point de vue, strass et paillettes.

Ingrid se détendit.

— Le cinquième, conclut lugubrement Edgar, un mariage d’exil.

— C’était beau tout de même, d’après les photos ?

Ludmilla, en me répondant, reprit l’initiative de la conversation.

— Oui, beau. Très beau mais un peu triste tout de même. Nous étions seuls, loin de vous, loin de tout, à vrai dire…

Chassant la mélancolie, elle en arriva à la situation présente.

— Si bien qu’aujourd’hui nous allons nous marier, si l’on veut, pour la première fois.

— Vous aimez vraiment cela… dis-je pour les taquiner.

Mais Edgar me répondit très sérieusement.

— Oui, nous aimons cela. Nous aimons ça comme un rêve, qui était celui de notre enfance, et que nous n’avons jamais réalisé, bien que nous ayons souvent cru l’atteindre. Et, avec le temps, voyez-vous, le sens de tout cela a changé. Il nous semble aujourd’hui que le mariage est quelque chose de trop sérieux pour le confier à des jeunes gens. Ce devrait être un aboutissement, vous ne croyez pas ? Un but à atteindre, un idéal. Pour y parvenir, il faudrait toutes les ressources de la maturité, toutes les leçons de l’expérience et le temps surtout, le temps pour rencontrer la bonne personne et la reconnaître…

Cependant, Ingrid n’était pas prête à se laisser embarquer par cette littérature. Elle coupa court, en se forçant à prendre un bizarre accent populaire :

— Bon, vous avez envie de faire la fête. Vous n’étiez pas obligés de divorcer pour ça.

— Tu te trompes, intervint Ludmilla. À ce jeu-là, il faut miser. Et gros. Pour que l’engagement soit total, il faut que la liberté de ceux qui y consentent le soit aussi.

— Charabia, grogna Ingrid en haussant les épaules.

— De toute façon, ajouta Edgar d’une voix sourde, ce dernier divorce préparait aussi une autre séparation.

— Laquelle ? sursauta Ingrid.

Il ne répondit pas. Ludmilla ne laissa pas durer le silence. Elle se leva.

— Voilà ! s’écria-t-elle joyeusement. Nous vous avons tout dit. Nous ne vous demandons qu’une seule chose : soyez-là ce jour-là et soyez gais. Car pour nous, ce sera un grand bonheur.

Adèle, au bout du jardin, appelait pour que quelqu’un vienne pousser sa balançoire. Pendant que sa mère la rejoignait, j’aidai Ludmilla et Edgar à débarrasser la table. Le message était passé. Restait à voir à quoi ressemblerait ce premier mariage qui portait tout de même le numéro six.

XXXI