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Edgar est la seule personne que je connaisse qui ait acheté un château pour n’y passer qu’une journée.

En réalité, ce n’est pas tout à fait exact puisqu’il nous a fait don de ce domaine par la suite. C’est d’ailleurs là que je me trouve en ce moment, pour écrire ces pages. Ingrid et moi y venons les week-ends et pendant les vacances avec les enfants. Le souvenir de Ludmilla et d’Edgar est présent partout car s’ils ne sont restés que quelques heures, elles furent si chargées d’émotions, si décisives pour la suite de nos vies qu’elles ont laissé dans la propriété une empreinte ineffaçable. Dans toutes les pièces, dans le jardin et dans les cours, nous continuons de les voir. Peut-être était-ce justement ce qu’ils voulaient, en organisant là leurs sixièmes noces.

Le domaine de Vougy-Veaugues est situé dans la campagne de Touraine. Quand on arrive du Berry où Ludmilla et Edgar s’étaient fixés, on sent le paysage s’éclairer. Le voisinage de la Loire adoucit les couleurs, desserre l’étau sombre des bois, offre à la vue des horizons plus vastes. La pierre des maisons blanchit, des jardins fleurissent partout et le bleu pâle des ciels se reflète sur les toits d’ardoises. La propriété elle-même est composée d’un bâtiment principal et de communs aménagés, en particulier une vaste orangerie, qui peut servir de salle de bal.

Le corps de logis date du XVIe siècle. Disposé en forme de L, il est construit autour d’un escalier extérieur enfermé dans une tour hexagonale. D’un côté, le petit château ouvre sur un jardin à la française planté d’ifs et de buis taillés, de l’autre, il donne sur une cour de graviers ronds.

Avec l’argent récupéré en justice, Edgar avait pu racheter cette propriété aux héritiers d’un Anglais qui l’avait restaurée pierre à pierre.

Le choix du lieu avait été longuement discuté entre les futurs époux. Ils tenaient à ce que l’endroit fût beau, bien sûr, mais d’une beauté calme, apaisée, lumineuse. Ils ne voulaient rien d’austère, rien qui incite à l’effort ou suscite l’inquiétude. C’était l’image qu’ils voulaient donner à leurs invités, une politesse qu’ils leur faisaient. Il ne fallait voir dans le choix de cet écrin Renaissance aucune ostentation, nul désir de paraître, seulement une ultime politesse adressée à des amis.

Une des commodités du lieu, dans la perspective de cette fête, était que ses propriétaires le vendaient meublé. Il n’y avait donc rien à toucher dans les pièces de réception. Cela permettait de se concentrer sur l’extérieur car c’était là, dans la douceur de cette fin de juillet, que tout devait se dérouler.

Des tables rondes entourées de chaises pliantes étaient dressées dans la cour. Des buffets revêtus de nappes blanches longeaient les murs, sous les fenêtres à meneaux du rez-de-chaussée. Une estrade pourvue de gros baffles et d’une forêt de fils électriques était préparée pour accueillir un orchestre. Les portes de l’orangerie restaient grandes ouvertes car le temps était lourd et menaçait de se gâter dans la soirée.

Tout avait été préparé par des traiteurs les jours précédents. Quand commença celui de la fête, les premiers à faire leur entrée dans la cour, à 9 heures du matin, furent Ludmilla et Edgar. C’est tout juste s’ils s’étaient changés pour l’occasion. La robe de Ludmilla était une simple chasuble de lin gris perle, tenue par de fines bretelles. C’était un vêtement assez audacieux et assez touchant car il ne la protégeait par aucun artifice. Ses jambes étaient nues jusqu’au-dessus du genou, ses bras découverts, le décolleté profond. Ludmilla ne cachait rien des altérations que le temps avait produites sur son corps. Elle n’en était que plus belle, d’une beauté sincère, fière, lucide, qui acceptait la vieillesse et voulait être jugée sans complaisance.

Edgar, lui, n’avait pas à faire d’effort pour que soit reconnue et appréciée l’œuvre du temps. Il lui avait conféré ce charme que les hommes, en prenant de l’âge, partagent avec les vieux arbres, les cuirs usés, les monuments antiques. L’acidité des jeunes années, comme le tannin des vins, s’était tempérée et transformée en une pitié fraternelle pour le genre humain. Il était arrivé vêtu d’un costume d’été d’un blanc écru, fleuri d’une pochette rouge, et sa chemise sans cravate était ouverte au col. Il avait acquis une élégance de patriarche, débonnaire, à la fois attentionnée et un peu lointaine. Il s’appuyait sur une petite canne à pommeau d’argent qu’on pouvait prendre pour une coquetterie. Mais pour qui le regardait avec des yeux de médecin, ce signe de faiblesse s’ajoutait à nombre d’autres. Il avait encore maigri et une sueur mauvaise perlait maintenant en permanence sur son front. Ses mouvements lents, plutôt qu’une retenue de sagesse, trahissaient une immense fatigue.

Les futurs mariés firent lentement le tour de la cour, des communs et entrèrent dans les pièces de réception du château. Ils hochaient la tête d’un air satisfait, lâchaient des mots d’encouragement et de félicitation au personnel. Finalement, ils s’installèrent face à face sur deux marquises dans le grand salon, auprès d’une cheminée monumentale où des cendres froides voletaient au moindre courant d’air. Des serveurs leur apportèrent à boire. Ils restèrent là pour accueillir les invités.

Les premiers arrivèrent en autobus. C’était un groupe d’enfants venus spécialement d’Ukraine avec leur professeur. Ludmilla avait demandé qu’on les choisisse dans son village d’enfance et aux alentours. Elle alla à leur rencontre dans la cour. Les gamins, impressionnés par la majesté du lieu, ne savaient comment se comporter dans un monde si étranger. Ludmilla les regarda, serrés les uns contre les autres, frissonnants, mal à l’aise. Elle dévisagea longuement chacune des petites physionomies. Il lui semblait reconnaître des personnages familiers. Les mêmes bouilles, les mêmes expressions renaissaient à chaque génération. Il y avait le rouquin qui lui lançait des pierres autrefois, le grand costaud qui avait voulu la culbuter dans un fossé à la sortie de la ferme collective et aussi le blondinet qu’elle avait fait mine de prendre pour amoureux, en attendant le retour d’Edgar. Et, un peu à l’écart, elle remarqua une petite fille aux cheveux de paille qui ne savait pas encore qu’elle serait belle et qui avait peur. Elle alla la chercher, la prit par la main, déclenchant des murmures hostiles chez les autres. Rien, décidément, n’avait changé.

Ludmilla plaça la petite fille au premier rang et se recula pour dire quelques mots à tout le groupe. Elle expliqua qu’ils étaient libres de courir où ils voulaient, de manger ce qui leur ferait plaisir et même de grimper dans les combles du château. Mais elle ajouta, en jetant un coup d’œil sans équivoque vers la petite fille, qu’elle ne voulait voir personne pleurer.

Les mots, dans sa langue maternelle, sortaient difficilement car elle avait perdu depuis longtemps l’habitude de la parler. Les enfants avaient saisi l’essentiel. Ils s’égaillèrent dans la cour en criant joyeusement.

Ingrid et moi étions en train d’arriver à notre tour, avec Louis et Adèle. Je proposai d’assurer sur le perron l’accueil des invités et Ludmilla retourna auprès d’Edgar, avec sa fille.

Mon offre était assez imprudente car je me rendis vite compte que je ne connaissais pas la plupart des arrivants. Heureusement, je m’étais déjà intéressé d’assez près à l’histoire de ceux que j’appelais mes beaux-parents (quoique nous ne soyons pas mariés). Si les visages ne me disaient rien, les noms me permettaient de situer à quelle strate de leur vie se rattachaient les divers convives.

Parmi les premiers, je vis approcher un petit homme voûté, ravagé de tics, qui cherchait Ludmilla avec un empressement désespéré. Je lui indiquai les salons et il s’engouffra dans le vestibule de toute la vitesse de ses petites jambes. C’était le baryton Viktor.