Выбрать главу

Je ne m’attardai guère aux gens plus jeunes, qui avaient dû connaître les mariés récemment. Avocats, assureurs, financiers s’avançaient avec aisance et semblaient considérer comme normal d’avoir été invités. Sans doute ne voyaient-ils pas non plus ce que cette fête pouvait avoir de particulier et, en somme, de tragique.

Ceux qui, en revanche, suscitaient mon attention étaient les plus âgés ; un peu perdus, ne sortant à l’évidence plus guère de chez eux, ils appartenaient à d’autres mondes et leur timidité craintive éveillait ma curiosité. J’allais vers eux et tentais de savoir qui ils étaient. C’est ainsi que je repérai un couple de contemporains d’Edgar, quoique plus éteints et d’allure plus modeste. Leur nom ne me dit rien mais une vague ressemblance avec des jeunes gens aperçus sur une photo me fit hasarder des prénoms : « Nicole ? Paul ? » Je vis leurs visages s’illuminer. « Vous nous connaissez ? » Ils étaient tout joyeux et se sentaient d’un coup moins perdus. « La Marly. La traversée de l’URSS. Oui, je connais un peu tout cela… » Ils me serrèrent la main avec reconnaissance et allèrent rejoindre les mariés d’un pas plus assuré.

Certains des véhicules qui déposaient les invités devant la grille, à l’autre extrémité de la cour, tranchaient par leur luxe. D’une limousine noire sortit une femme très maquillée que tout le monde dévisagea avec respect, en la prenant pour une actrice. C’était Denise, l’agent américain, retirée des affaires mais qui continuait de fréquenter le monde culturel new-yorkais. Je savais que Ludmilla avait tenu à l’inviter et j’étais heureux pour elle qu’elle eût fait le déplacement.

Un autre personnage impressionnant fit son apparition, en sortant avec majesté d’une Mercedes aussi polie qu’un miroir. Son costume de prix, ses manières de grand seigneur mais aussi ses regards fouineurs par en dessous me fournirent des indices pour le reconnaître. Je ne m’attendais pourtant pas à ce qu’Edgar l’eût invité et encore moins à ce qu’il eût accepté. Sa présence en disait long sur la comédie des sentiments et la complexité des attachements humains. C’était le banquier Michel Louarn, le compagnon d’Edgar dans la réussite et l’artisan de sa perte. Il faut croire que les affrontements et même les coups bas, quand ils émaillent la relation de toute une vie, produisent entre ceux qui se sont déchirés un lien tout aussi fort que la douceur et les bienfaits.

J’étais curieux quand même de savoir comment se passeraient les retrouvailles et j’accompagnai le banquier jusque dans le grand salon où Edgar était assis. Les deux anciens complices s’aperçurent de loin. Je les vis se figer, surpris, se jauger comme des coqs, délibérer un instant en eux-mêmes. Puis Edgar se leva et ils se donnèrent une accolade émue, souriant et pleurant à la fois, sur le temps passé et sur celui qui reste, sur les espoirs partagés, les trahisons subies, l’amitié.

Entre-temps, Mathilde était arrivée et s’était faufilée toute seule jusqu’à Ludmilla. Je ressortis me placer aux avant-postes. Une heure durant défilèrent des personnages bien différents, qui incarnaient chacun un moment dans la vie des maîtres de maison. Je découvris Laureau, l’ancien patron de l’éphémère entreprise de faussaires, Champel, devenu veuf et qui se souvenait d’avoir confié sans y penser à Edgar la recette des hôtels qui lui avaient apporté le succès. Villebois, le directeur d’opéra qui avait donné malgré lui l’occasion à Ludmilla de connaître son premier triomphe dans Aïda. Il assumait désormais ses inclinations et apparut au bras d’un jeune Américain qu’il me présenta comme son compagnon. Plus surprenant encore, je fis les honneurs de la maison à une juge retraitée dont le seul titre à être invitée était d’avoir prononcé deux fois le divorce des futurs mariés.

Je me demandais si, en ce jour de pardon, je verrais apparaître Rick. J’ai su par la suite, en allant le voir à Marrakech, qu’il avait bien été invité. C’est lui qui avait refusé. Quand il me l’avoua avec tristesse, je compris que cette dérobade suscitait en lui plus de regret que toutes ses trahisons passées.

Finalement, vers midi, deux cents personnes environ faisaient bourdonner la cour et les pièces de réception. Des serveurs circulaient en présentant des plateaux d’apéritifs. Un maître d’hôtel en veste noire commença à diriger les invités vers les tables. Les places n’étaient pas nominatives et chacun pouvait choisir la sienne. Seule la table centrale était réservée pour Ludmilla, Edgar, Ingrid et moi, nos enfants, Mathilde et un dernier convive qui fut amené par le maître d’hôtel : c’était Louarn. Les voix joyeuses des invités résonnaient sur les murs du château puis se perdaient dans l’espace ouvert du ciel d’été. Je regardai le menu posé sur les tables : il n’était indiqué nulle part qu’il s’agissait d’un mariage. En discutant avec Louarn, j’avais compris que ce motif ne figurait pas sur l’invitation. Cela devait ajouter à la perplexité de nombre des participants. La plupart ignoraient pourquoi Ludmilla et Edgar les avaient réunis.

Le service de l’entrée apaisa ces inquiétudes et fit baisser le niveau sonore. La dégustation de langoustines préparées avec des herbes et une purée de céleris ramena le calme dans des âmes qui, d’ailleurs, n’étaient guère tourmentées. Le vin venait en voisin depuis les coteaux de Saumur. La magie de l’endroit opérait. Un délicieux bien-être se répandait parmi les convives. Le charme du lieu, le hasard des places choisies à table, un lien plus ou moins étroit avec Ludmilla et Edgar rapprochaient des inconnus, déliaient les langues, mettaient de la gaieté dans les cœurs. Après l’entrée, les serveurs apportèrent le plat de résistance, des cailles rôties servies avec de la purée de brocolis. Le brouhaha des conversations augmenta d’autant. Il était en train de retomber peu à peu quand un verre tinta, imposant le silence autour des tables. Des « chut », au fond de la cour, firent taire les enfants ukrainiens qui n’avaient pas cessé de se chamailler.

Enfin Edgar, avec difficulté, se mit debout et marcha jusqu’à un micro disposé derrière lui sur un pied.

— Mes chers amis, commença-t-il d’une voix rauque, lasse, presque inaudible.

Il s’arrêta et regarda tout autour de lui. C’était un regard troublant, d’autant plus qu’Edgar, après ces premiers mots, restait muet. On avait l’impression qu’il emplissait son esprit des visages qu’il avait devant lui, comme un voyageur qui considère tous les objets qu’il va emporter dans sa valise. Il acheva ce panoramique en se retournant et en fixant avec un étrange sourire les spectateurs qui se tenaient derrière lui.

Puis il fit de nouveau face au micro et, avec une diction laborieuse, il dit :

— Ludmilla et moi-même vous sommes profondément reconnaissants de vous être déplacés aujourd’hui.

Son visage était livide et moite. Sa main droite tremblait.

— J’irai vite, reprit-il, un peu intimidé par le silence qui s’était fait autour de lui. Aujourd’hui est une fête. D’abord une fête. Seulement une fête.

Cette entrée en matière se voulait aimable et plaisante. Mais le ton d’Edgar, sa voix rauque, quelque chose de forcé et de pénible dans son expression jeta un froid dans l’assistance.

— En fait, nous devons vous présenter des excuses. Nous aurions dû vous donner le motif de cette fête. Nous ne l’avons pas fait parce que vous auriez peut-être pris peur. Ou peut-être vous seriez-vous moqués de nous. Ou les deux.

Pris d’une idée soudaine, Edgar saisit le micro et le détacha de son pied. Ainsi libéré, il s’avança jusqu’à Ludmilla, se plaça derrière elle et posa sa main libre sur son épaule.

— Cette fête est un mariage. Voilà. C’est dit, vous pouvez rire maintenant.