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Mais quelque chose dans sa voix et dans la posture du couple donnait plutôt envie d’attendre la suite et de rester grave.

— Oui, je sais, poursuivit Edgar. Et vous le savez aussi. Nous avons beaucoup pratiqué le mariage. Trop sans doute. Si l’on fait le compte, celui-ci sera le sixième.

Ludmilla eut à ce moment-là un large sourire. Son expression à la fois amusée et radieuse détendit l’atmosphère. On entendit échanger quelques commentaires à voix basse. Edgar se mit au diapason de cette gaieté.

— Nous avons eu affaire à tous les corps de métier qui s’occupent de mariage, de près ou de loin : maires, consuls, notaires, juges, avocats, prêtres et même… détectives privés. Je les remercie tous pour leur dévouement.

Des rires fusèrent. La tension du début s’échappait en exclamations joyeuses. Edgar profita de cette agitation pour s’asseoir. Je voyais qu’il était à bout. Il passa le micro à Ludmilla. Elle ne s’y attendait pas mais se leva à son tour et improvisa.

— Comme l’intervention de tous ces personnages ne nous a pas tellement réussi, nous avons décidé cette fois-ci de nous en passer.

Je ne l’avais jamais entendu parler en public. Sa voix de soprano, bien posée et puissante, s’éraillait et devenait un peu sourde quand elle n’avait plus le support de la musique.

— Nous avons réfléchi à la manière dont nous devions nous y prendre. Vous me direz qu’il était temps.

On voyait qu’elle cherchait ses mots. Elle n’avait pris la parole que pour soulager Edgar. Maintenant, il se sentait mieux. Il lui fit signe et reprit le micro mais resta assis.

— Nous nous sommes demandé, dit-il, devant quelle autorité nous devions nous présenter pour que notre union soit solide. Dieu ? Il est bien affaibli, de nos jours. Certains y croient encore mais plus personne ne le craint. Songez à la terreur qu’il inspirait au Moyen Âge… On pouvait lui faire confiance à l’époque. Mais aujourd’hui ?

Il y eut des sourires. Pourtant, quelques-uns parmi les vieux amis de Ludmilla et d’Edgar faisaient grise mine. On sentait qu’ils n’appréciaient guère cet humour aux dépens de Celui dont ils espéraient le salut.

— La loi ? continua Edgar. Le divorce est devenu désormais une formalité. Le mariage n’a plus rien de contraignant. Nous ne nous en plaignons pas. Nous avons été en la matière de gros consommateurs…

Les petits Ukrainiens, qui attendaient le dessert et ne comprenaient pas un mot de ce discours, avaient de plus en plus de mal à se tenir tranquilles.

— Bref, nous sommes arrivés à la conclusion que la seule autorité à laquelle nous avions envie de nous en remettre, c’était nos semblables, nos frères humains, nos amis. Vous.

Il laissa passer un temps puis conclut :

— C’est à votre garde vigilante que nous allons confier notre serment.

Il tendit de nouveau le micro à Ludmilla. Elle le saisit cette fois avec plus d’assurance. On sentait que cette partie de l’intervention était préparée pour elle.

— Et la cérémonie, nous allons la conduire nous-mêmes. À force, nous connaissons les paroles. Nous n’avons besoin de personne. Ce sera plus facile et plus rapide.

Elle se mit debout et Edgar l’imita.

— Je vais maintenant demander aux témoins de se présenter.

Mathilde se leva et déclina son identité. Puis Edgar me fit un signe. Personne ne m’avait prévenu. J’hésitais. Il était impossible de refuser. Je me levai à mon tour et bredouillai mon nom dans le micro.

Ensuite, tour à tour, les mariés se demandèrent leur consentement et se répondirent un « oui » sonore. C’était d’une simplicité confondante. Pourquoi, en effet, y aurait-il eu besoin de quelqu’un d’autre ?

Ils échangèrent les anneaux, de fines tresses d’acier sans valeur comme celles que portaient les femmes romaines quand elles avaient fait don de leurs bijoux d’or pour soutenir la République en guerre. Puis ils s’embrassèrent.

Ce n’était pas un baiser fougueux, impudique, comme en échangent de jeunes épousés impatients de se découvrir. Ce n’était pas non plus le baiser convenu d’êtres calmés dans leurs ardeurs et détachés de la chair. C’était une longue étreinte, déchirante de tendresse et de douleur, le symbole, pour tous ceux qui en étaient les témoins, de ce que la condition humaine recèle de plus tragique : l’amour à l’épreuve de l’ultime séparation. L’éternité du sentiment et la finitude des corps.

Viktor, à cet instant, par une fenêtre grande ouverte du premier étage, entonna a cappella, le Tuba mirum du Requiem de Mozart.

L’assistance retint ses larmes. Puis Ludmilla et Edgar reprirent contenance et sourirent. Les applaudissements éclatèrent de toutes parts.

Alors, comme deux acteurs au finale d’un opéra, ils marchèrent lentement vers le château et disparurent à l’intérieur sous les vivats.

Tout avait été préparé pour qu’après cet intermède plein d’émotion la fête reprenne un cours joyeux. Un orchestre reggae s’était installé discrètement. Il se mit à jouer et l’auditoire, comme un chien qui s’ébroue, secoua les dernières gouttes de mélancolie que la petite cérémonie avait fait pleuvoir. L’arrivée du dessert, un gigantesque gâteau au chocolat, acheva d’éloigner les mauvaises humeurs.

L’après-midi était déjà bien entamé. Des couples se mirent à danser un peu partout dans la cour, dans l’orangerie et même à l’intérieur du château. Ludmilla resta auprès d’Edgar qui faisait de gros efforts, malgré l’épuisement qui le gagnait, pour paraître souriant et attentif. Tous les invités voulaient les voir, se réserver un moment avec eux, parler du temps passé. Ingrid s’était installée près de ses parents. Elle tenait la main de sa mère, observait Edgar avec inquiétude. Il était à bout de forces mais elle n’avait pas le cœur de mettre fin à la procession. Car c’était toute leur vie qui remontait et prenait vie dans ces visages.

Vers 6 heures, le ciel s’obscurcit. D’épais nuages hâtèrent le crépuscule et bientôt crevèrent. L’orage éclata, annoncé par des coups de tonnerre de plus en plus proches. Les serveurs n’eurent pas le temps de débarrasser les tables, encombrées d’assiettes à dessert, de bouteilles et de tasses à café. Les convives se réfugièrent en courant dans les communs. Blottis dans l’embrasure des portes-fenêtres, les invités trempés se mirent à contempler la cataracte de pluie qui s’abattait sur la fête.

Profitant de la confusion, Ingrid et Ludmilla soutinrent Edgar et le firent monter à l’étage. Elles l’allongèrent sur un grand lit. Il s’endormit presque aussitôt.

Je retrouvai Ingrid en bas un peu plus tard. Les plus vieux parmi les convives s’étaient enfuis dès l’orage terminé. Les autres s’étaient remis à danser dans l’orangerie, au son d’un orchestre de rock qui avait été préparé pour prendre le relais des Jamaïcains.

L’averse avait fait chuter la température d’un coup et il n’y avait plus grand monde dehors.

Ingrid saisit ma main et m’entraîna du côté du jardin. Je la tenais par la taille et elle se serrait contre moi. Nous marchâmes jusqu’à la lisière des bois. De là, le château apparaissait minuscule, écrasé par le ciel de Touraine qu’éclairait un reste de jour.

— Il dort, murmura Ingrid. Il va mourir.

Elle sanglota contre mon épaule. Puis, soudain, elle se recula, me regarda et répéta la même phrase, qui prit une autre tonalité.

— Est-ce qu’il va mourir ?

— Pas aujourd’hui. Je ne crois pas.

Elle se serra de nouveau contre moi. Je caressai ses cheveux trempés par la pluie.

— Mais c’est vrai : il est malade. Je pense qu’il faut s’y préparer.

— Je sais.

Nous restâmes silencieux puis Ingrid se remit en marche, sans lâcher ma main.

Nous avons fait le tour des bâtiments et nous sommes revenus par la cour. Le traiteur avait renoncé à débarrasser et préférait revenir le lendemain. Nous nous sommes assis, en égouttant deux chaises. Devant nous, les nappes trempées, soulevées par les bourrasques, formaient sur les tables comme un drapé de théâtre. Il n’y avait pas d’autres lumières que celles, lointaines, du château qui se reflétaient dans le verre brisé des carafes. Quelque part entre ces murs, les parents d’Ingrid étaient en train de jouer le dernier acte de leur vie.